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souffre l’expression, jusqu’à la moelle; elle est par là plus fugitive, et a de la peine à se conserver tout entière après les siècles écoulés; mais dans le présent elle a été extraordinaire, et nous la retrouvons nous-mêmes à mesure que nous réussissons par l’étude à nous rapprocher des contemporains.

Mais à défaut des sentimens violens, il en est d’autres, doux et nobles à la fois, dont l’éloquence d’Isocrate est heureusement pénétrée; on y respire un air large et pur; on jouit d’être en communication avec une belle âme et une intelligence élevée, et en accord avec elle; on goûte le plaisir de bien penser, de bien vouloir, celui d’aimer et d’admirer. Un orateur n’est pas froid qui sait faire sentir tout cela. Seulement il est bien plein de lui, et en traçant avec amour ces tableaux qui nous charment, il n’est pas moins occupé de nous faire admirer le peintre que le modèle. Ce n’est pas d’ailleurs un trait qui lui soit propre; tous ces loueurs illustres, qui célèbrent si bien leurs héros, ne se célèbrent pas moins bien eux-mêmes. Voyez Pindare et Malherbe, et, s’il faut citer un orateur, voyez Cicéron. Isocrate est le moins superbe sans être le plus modeste; il a moins d’orgueil, on l’a vu déjà, que de coquetterie et de vanité.

Quant à ce que les rhétoriques appellent la disposition et la langue vulgaire la composition du discours, l’art d’Isocrate s’y montre savant jusqu’à l’excès. Il ne laisse rien au hasard, et se rend compte de tous ses mouvemens; bien plus, il nous en rend compte à nous-mêmes. Il nous dit sans cesse :

Je sais tous les chemins par où je dois passer.


Il a des préparations, non-seulement pour parler, mais pour se taire. Les préambules occupent quelquefois la plus grande partie de son discours. Shakspeare a dit un mot qui semble trancher d’un seul coup toute cette rhétorique des exordes : « A quoi sert que le pont soit de beaucoup plus large que la rivière[1]? » Disons pourtant qu’à la vérité le mot est sans réplique s’il s’agit de passer la rivière pour joindre l’ennemi et pour le battre; mais si on n’a pas affaire de la passer, si le pont n’est qu’une décoration bâtie pour une fête, on peut s’amuser à lui donner des proportions plus imposantes qu’il n’est besoin; c’est le cas du discours d’apparat, ou, comme l’appelaient les Grecs, épidictique.

C’est au style que viennent aboutir toutes les ressources de la rhétorique, et c’est pour son style qu’Isocrate a été surtout admiré. Il n’y a pas d’écolier qui n’en sente facilement les mérites, il n’y en

  1. What need the bridge much broader than the flood?

    (Much ado about nothing. — Beaucoup de bruit pour rien), à la fin de la scène première.