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peut le lui reprocher, puisque cela ne l’empêche pas d’être un censeur très clairvoyant des faiblesses de sa république. S’il n’échappe pas tout à fait au penchant de son parti pour les choses de Lacédémone, il ne les fait valoir qu’avec mesure, assez seulement pour piquer Athènes et pour assaisonner ainsi les hommages qu’il lui prodigue; mais il ne la sacrifie pas et ne laisse pas l’ombre de Sparte éclipser jamais sa lumière. Il glorifie Athènes, non pas seulement pour être applaudi des Athéniens, mais par une affinité naturelle pour son génie. Le plus disert des parleurs[1] peut-il ne pas être épris de la ville où règne la parole, et Athènes n’est-elle pas pour ainsi dire la patrie d’Isocrate plus que d’un autre? Qu’on voie comme son cœur s’épanche là-dessus soit dans le Discours panégyrique, soit dans la composition sur l’Antidosis. Pour moi, je ne lis pas froidement ces éloges magnifiques et perpétuels de la cité chef-lieu de la Grèce, dont toutes les autres ne sont, suivant lui, que des faubourgs. J’aime l’orateur qui fait cet emploi de son talent, et j’aime son sujet, qui me touche de plus près qu’il ne le semble: non pas seulement en ce sens que tous les hommes civilisés ont part à la gloire d’Athènes, dont ils sont les fils et les héritiers; je veux dire quelque chose de plus. Quand j’écoute ce beau langage d’Isocrate, j’entends qu’il vante une terre également féconde en miracles dans la guerre et dans la paix, siège de l’éloquence, de la philosophie et des arts, rendez-vous des peuples qui y viennent chercher, non tel spectacle ou telle fête extraordinaire, mais un spectacle non interrompu et une fête de tous les jours; école toujours ouverte, dont les moindres disciples sont ailleurs des maîtres. Je l’entends dire que cette terre porte une nation généreuse, dont la politique vise plutôt à ce qui est grand qu’à ce qui serait profitable, et justifie ses ambitions par ses dévouemens; qui est regardée partout comme la protectrice naturelle de la démocratie et de l’égalité dans le monde, et comme la force sur laquelle le faible qu’on menace peut s’appuyer; qui plaît jusque dans ses défauts, et trouve plus de sympathie chez ceux même qui souffrent de ses torts que d’autres n’en obtiennent par certains mérites et certains services. Tout cela ne se rapporte-t-il qu’à Athènes dans ma pensée? J’applaudis, mais en applaudissant suis-je tout à fait neutre et impartial? Non sans doute^ et je suis heureux de ne pas l’être et de me sentir si intéressé dans ce que j’admire. Et ravi de l’éclat avec lequel l’orateur traçait, il y a plus de deux mille ans, l’image d’une grande patrie, je lui suis reconnaissant d’une éloquence dont les couleurs toujours vives contentent ou consolent encore, à cette distance, mes affections et mon orgueil.

  1. La Fontaine appelle ainsi Cicéron, mais ces expressions désignent encore mieux Isocrate.