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direct. Une imperceptible rougeur parut sur son visage éteint, et pour la première fois je vis s’animer ses yeux toujours remplis d’ombre.

La conversation s’engagea d’une façon très vive, quoique le plus souvent à demi-voix. Il m’était impossible d’en suivre le sens, les mots se croisaient ; je distinguais seulement le nom souvent répété d’Amar, et tous les gestes d’Abdallah semblaient indiquer un refus. Tantôt il prenait sa barbe à deux mains et secouait la tête avec défiance, tantôt il allongeait sous son menton le revers de sa main droite et la relevait, par ce geste emphatique dont les Arabes accompagnent leur la-la (non). La femme au contraire attaquait sans se décourager, accumulant les prières, adjurant, pressant, menaçant, le tout avec une volubilité de phrases, une souplesse d’accent qui eussent rendu cette harangue si passionnée irrésistible pour tout autre que pour le vieux Abdallah.

Ce que j’admirais le plus dans cette escrime très curieuse de la grâce avec le sang-froid, du pathétique avec la ruse, c’était le charme de la voix si nette, si acérée et si constamment musicale de cette femme suppliante. Quoi qu’elle dît, elle adoucissait les gutturales les plus rudes, et, qu’elle le voulût ou non, ses emportemens les plus vifs s’enveloppaient de mélodie. Même en éclatant, même en s’ élevant aux intonations de la colère, son gosier parfait ne rencontrait pas une note fausse. J’écoutais comme on écoute un virtuose, d’abord étonné, puis ravi, et ne me lassant pas d’entendre ce rare instrument. Quelle était cette voix d’oiseau ? Quels étaient l’âge et la condition de cette femme ? À moins d’un miracle de nature, il y avait déjà de l’art, et beaucoup d’art, dans son langage ; j’estimais donc qu’elle avait passé vingt ans. De sa personne, entièrement masquée de la tête aux pieds, je n’entrevis rien. Elle était tout enveloppée de blanc, et ne laissait paraître que l’extrémité d’un poignet délicat tatoué, de marques bleues et orné d’un double bracelet d’or. La main, fine et blême, indiquait une femme oisive et soigneuse d’elle-même.

L’entretien finit sans résultat. La Mauresque choisit à l’étalage un sachet de sbed et une paire de pantoufles brodées dont elle prit la mesure en les approchant de son pied, mit le tout dans son haïk sans en demander le prix, puis, rajustant ses voiles, elle salua Sid-Abdallah d’un signe de tète. Sans trop y penser, je m’inclinai et dis bonjour en arabe. — Au revoir ! me dit-elle avec le plus pur accent français. À ce moment, je pus apercevoir ses yeux, qu’elle dirigea de mon côté. Ce qu’ils exprimaient, je l’ignore ; mais je sentis que le regard en était des plus vifs, car je le vis partir et m’ arriver comme un trait.