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à l’obéissance. L’ordre de déposer les armes, donné à l’instant même, n’admettait pas d’hésitation. Les artilleurs avaient, tout en manœuvrant et sans donner l’éveil aux cipayes, chargé leurs canons à mitraille. Les soldats du 81e avaient également chargé leurs fusils, et leur attitude était devenue menaçante. Il fallait donc ou obéir on se voir écraser à bout portant (auquel cas, par parenthèse, les officiers européens des trois régimens cipayes étaient nécessairement sacrifiés). Quelques témoins oculaires de cette scène si dramatique assurent qu’il y eut néanmoins un instant de doute, et que les grenadiers du 16e lorsqu’ils comprirent toute la portée des manœuvres qui les plaçaient ainsi à la bouche de douze canons, étreignirent leurs armes par un mouvement d’irrésistible colère; mais ils virent sans doute la partie perdue d’avance. Les armes furent livrées, et tandis que les cipayes se retiraient, honteusement dépouillés, mais leurs drapeaux au vent et au bruit de leurs musiques militaires, une compagnie du 81e rompant les rangs, venait tranquillement ramasser les fusils et les carabines dont le terrain était jonché. — Les revoilà nègres comme devant, n’est-ce pas, monsieur? disait à son capitaine un des soldats attelés à ce travail.

Tout ce que nous venons de raconter n’avait pas duré une demi-heure, et, pour un spectateur non averti, pouvait ne paraître qu’une simple évolution, un exercice comme on en voit tant. Cependant le sort du Pendjab et par conséquent l’issue du siège de Delhi dépendaient de cette demi-heure et de cette manœuvre exécutée à petit bruit, sans la moindre résistance, sur le champ de parade de Mean-Meer. On apprit effectivement, par des renseignemens ultérieurs, que le 13 au matin les cipayes envoyés pour relever la garde de la citadelle, agissant de concert avec ceux qui déjà formaient cette garde, devaient essayer d’enlever ce point important. Ils auraient eu l’avantage de la surprise et d’une écrasante supériorité de nombre. Un arsenal complet, des magasins considérables, un riche trésor, eussent ainsi été, avant coup férir, acquis à la révolte, et le massacre des Européens eût ensuite commencé tant à Mean-Meer qu’à la résidence officielle d’Anar-Kullee.

On a tout lieu de penser que des intelligences séditieuses existaient entre les cipayes de Mean-Meer et ceux de Ferozepore, autre établissement militaire des plus considérables[1]. Du moins est-il certain que le 45e indigène, établi dans les cantonnemens de cette dernière ville, n’hésita pas à se révolter aux premiers symptômes de méfiance qu’on lui témoigna. Il eût fallu, comme à Mean-Meer, débuter par le désarmement. Cependant, maître de tous les postes

  1. Ferozepore est au midi du Sutledje, et en-deçà par conséquent de l’ancienne frontière anglo-indienne.