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gences de l’art, les situations ne peuvent se passer de l’étude des caractères, à son tour l’analyse n’est pas dans la même dépendance vis-à-vis des épisodes qui peuvent raccompagner. Elle est la toile, le drame n’est que le cadre. Elle est la condition essentielle de toute combinaison, elle suffit à la vivifier, elle seule peut en être le principe et la fin. C’est donc vers elle, comme la première et la principale étude, que se tourne aujourd’hui l’imagination, qui, chose curieuse, abandonne ainsi les faits, où son caprice est entièrement à l’aise, pour se soumettre dans l’analyse morale à la réalité et à l’observation, qui lui deviennent indispensables. Après avoir régénéré la science et la philosophie, il est juste et nécessaire que le connais-toi toi-même de Socrate et de Descartes renouvelle et rafraîchisse la production intellectuelle. L’intérêt qui s’attache alors à la mise en scène de personnages imaginaires devient certainement plus vif quand nous sommes en présence d’individualités qui existent réellement et qui se révèlent dans leurs œuvres : ainsi s’explique la curiosité qu’inspirent toujours les autobiographies, même les moins dignes d’attention. Il semble que de cette lecture doive ressortir pour nous une instruction plus directe et plus certaine. Ce résultat, qui demande tant de finesse et de discrétion, est loin d’être atteint par les faiseurs de confessions ou même par les fantaisistes qui, sans raison nécessaire, font perpétuellement montre d’eux-mêmes, et vous enfoncent dans l’esprit, à grands coups de remarques et de parenthèses, le coin de leur personnalité. Véritables Protées, ils reparaissent à chaque instant sous une nouvelle forme, avec cette différence qu’ils n’ont point de repos qu’on ne les ait atteints ou saisis. Ces maladroits artistes ignorent le premier art, qui est de se montrer tout entier en se voilant; ils ne savent même pas qu’en se faisant deviner, ils donneraient au lecteur, ce dont il est toujours reconnaissant, l’occasion de se montrer habile. Comme la Galatée de Virgile, ils ne se dérobent qu’après vous avoir, indiqué leur retraite. L’écrivain au contraire qui attend que l’on songe à lui finit par attirer, toute notre attention sans la forcer. Nous remarquons insensiblement que, sous les phrases qui se succèdent, palpite quelque chose de véritablement animé, de véritablement individuel. Sans secousses et sans efforts, nous tournons les pages : un parfum tout particulier nous pénètre peu à peu, et, le volume terminé, nous nous apercevons que ce qui s’est déroulé à nos yeux, c’est l’histoire d’une âme. Nous comptons dans notre existence un compagnon de plus ; nous sommes devenus, sentiment rare et qui flatte notre conscience, les auxiliaires désintéressés d’un esprit avec lequel nous avons en quelque sorte communié : ceci est notre chair, ceci est notre sang. Puis, dernière complaisance de notre égoïsme, c’est en nous caressant d’abord nous-mêmes que nous arrivons inévitablement à trouver l’œuvre d’autrui bonne et belle.


EUGÈNE LATAYE.


V. DE MARS.