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l’étendue des concessions qu’elles font chaque jour. La naïveté s’en est allée : elles voudraient croire d’une foi plus croyante mille fois; or, cette introduction de degrés dans la foi, qui est une, n’est-ce pas une porte ouverte au doute ? Telle est par exemple la situation exposée dans le récit qui a pour titre le Songe de Lisette. La crainte, l’effroi, ce que l’auteur appelle la mauvaise peur de Dieu, tourmentent cette pauvre âme. Le remède indiqué est simple : croire. Et cependant ne semble-t-il pas que toute cette inquiétude ne provient que d’un excès de croyance?

Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer cependant la part considérable d’influence que, dans l’accomplissement de notre destinée, cet état particulier de l’esprit enlève à la liberté et à la dignité humaines. La morale est une dans son principe et dans sa fin, mais elle n’a pas qu’un seul objet. Quelles que soient les explications exclusives de la théologie, on peut douter que les devoirs naturels et nécessaires que nous avons à remplir envers nous-mêmes, envers la famille, envers la cité, puissent être remplacés ou même amoindris par les ardeurs de sainte Thérèse, les extases de l’ascète ou les rigueurs du cénobite. Il est juste d’ailleurs de reconnaître que la philosophie offre aussi de ces exclusions, et le récit qui a pour titre l’Hégélien nous le montre d’une manière assez fine et assez impartiale. L’écueil, du reste, est le même. Si l’un exagère la personnalité humaine au point de l’équiparer à Dieu, l’autre l’efface volontairement au point de l’annihiler. Ce n’est pas, il faut bien le dire, dans cette seconde opinion qu’il est possible de chercher alors un mobile qui nous pousse à de grandes actions et à de grandes pensées. Ayons foi, je le veux bien, mais commençons par l’avoir en nous-mêmes. Non-seulement une continuelle attente, un repos permanent dans une volonté supérieure à la nôtre ressemblent à une sorte de calme désespoir; c’est aussi, c’est surtout de la fatalité. «Je ne suis rien, disent ces âmes résignées, je n’ai rien fait de bon. Il n’y a rien en moi qui puisse subsister un instant devant la justice de Dieu ; mais Jésus est venu sauver ce qui eut perdu, voilà toute mon espérance. » Toute lutte contre le mal lui-même est ainsi récusée, tout équilibre entre les mérites et les démérites regardé d’avance comme inutile. Pour nous, il nous semble que le bon et le juste existent et se suffisent absolument, et qu’on doit les rechercher pour eux-mêmes.

Bien que vers cette pensée dominante, soit par conviction, soit par nécessité, s’agitent tous les personnages des Horizons prochains, ils ne sortent pas tous du même moule. A première vue, on pourrait le croire cependant. Ce sont tous des esprits inquiets, et cela naturellement, car ils sont tous d’obscure naissance et de pauvre famille. S’ils s’essaient d’eux-mêmes à quelque éducation intérieure, immédiatement ceux qui les entourent s’effraient de cette aspiration à connaître; ils y voient la source de tout le mal. « Qu’a-t-elle? que veut-elle? demande-t-on au père d’une jeune fille malade. — Qui le sait? répond-il; elle a trop été sur les livres. » Et il se désespère; mais pour le lecteur ces touchantes figures ainsi condamnées ont toute la poésie de la Jeune Captive d’André Chénier. Ne voient-elles pas comme leur sœur qu’on laisse les épis mûrir lentement sur leur tige? Ne savent-elles pas aussi que le pampre en paix, tout l’été.

Boit les doux présens de l’aurore?