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mais d’après leur valeur morale intrinsèque. Les riches n’ont jamais l’occasion de voir les hommes tels qu’ils sont; les pauvres au contraire les voient tels qu’ils sont à toute heure du jour. M. Feuillet n’a peut-être pas tenu assez compte de ce mot profond de Goethe, dont il aurait dû se souvenir : « Celui qui à l’heure de minuit n’a jamais mouillé son lit de larmes, celui-là ne vous connaît pas, puissances célestes! » Le séjour de Maxime dans les régions de la pauvreté est beaucoup trop rapide pour qu’il ait eu le temps de se familiariser avec ces puissances redoutables. Il n’a fait qu’y passer, de manière à savourer les plaisirs de la pauvreté, car la pauvreté au début a ses plaisirs comme la fortune. Sa pauvreté est une agréable aventure qui a jeté dans sa vie le charme de l’imprévu, et qu’il se rappellera avec bonheur. Plus tard il pourra dire à ses enfans : Je fus pauvre un certain jour !

Le roman d’un jeune homme pauvre, ce ne sont pas absolument les aventures plus ou moins brillantes dans lesquelles M. Feuillet a jeté son héros; ce roman, c’est la pauvreté, et la preuve, c’est que les pages les plus charmantes, les plus ingénieuses et les plus profondes du livre sont les cinquante premières, où le journal de Maxime ne raconte rien qu’humiliation, détresse et abandon. Toute cette partie est irréprochable, et porte la marque d’une main sûre d’elle-même. Mme Laubépin s’adressant à Maxime avec la voix languissante qu’on prend au chevet des malades, les ruses sympathiques de la bonne Louison pour faire accepter son dîner au jeune homme dont elle devine les souffrances, la promenade aux Tuileries au milieu des vertiges de la faim, la rencontre de l’ami sur le boulevard, la scène du parloir et l’escroquerie du morceau de pain, autant de traits vifs, poignans, pris dans la réalité elle-même, qui touchent et troublent comme le spectacle de la vérité. L’intérêt du lecteur suit ardemment le héros dans son voyage à ce vieux château de Bretagne où l’attendent de nouvelles luttes. Ici je m’arrêterai un instant pour faire observer à M. Feuillet qu’il ne s’est peut-être pas suffisamment préoccupé des exigences légitimes de l’imagination. Il a cru que l’imagination du lecteur reculerait devant des émotions trop fortes, et qu’elle demandait à être laissée sous une impression de bonheur. Je crois qu’il s’est trompé; l’imagination est une faculté épicurienne, qui ne demande pas mieux que de tirer un plaisir — même de la terreur, même des larmes. Lorsqu’elle voit Maxime entrer au château, elle s’attend à des luttes inégales entre le bonheur et la pauvreté, où le triomphe restera au plus fort, c’est-à-dire à la pauvreté. Elle accepte d’avance les situations les plus douloureuses, les émotions les plus poignantes. M. Feuillet ne l’a pas voulu ; la lutte est terminée au moment où