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sition de toute une classe d’hommes, les négocians aisés, les bourgeois instruits de Delhi. Ils sont Hindous, et non musulmans. La révolte est plus musulmane qu’hindoue. Le roi de Delhi, le chef de l’islamisme, n’est pas revêtu à leurs yeux du caractère sacré que lui reconnaît tout fervent sectateur de Mahomet. Ce cri de dinn! dinn ! (la foi! la foi!), que poussent les révoltés, est aussi redouté de l’Hindou que du chrétien lui-même. C’est le cri de rescousse poussé par les hordes de Mahmoud quand, douze fois de suite, il s’élançait de Ghuznie et parcourait l’Inde en brisant les idoles, rasant les temples, insultant aux adorateurs de Brahma. C’est celui des soldats de Nadir-Shah, lorsque, six siècles plus tard, il traversait l’Inde et venait siéger à Delhi sur le trône enlevé aux faibles successeurs d’Aurang-Zeb. Croire ce cri sympathique aux races indigènes, aux vaincus du Xie siècle, — M. Mead le fait remarquer, — est assez peu raisonnable. « Que diriez-vous, ajoute-t-il, des officiers d’une armée anglaise qui, pour repousser en Irlande une armée d’invasion, et cherchant à stimuler la fidélité des populations catholiques du pays, s’en iraient criant partout : A bas le pape! à bas les moines ! »

Une autre remarque à laquelle conduit l’examen de ces documens, garantis authentiques, c’est qu’en définitive le rôle du vieux roi de Delhi n’a pas été celui que lui ont attribué les détracteurs intéressés de cette ombre de puissance que la révolte sembla lui rendre un moment. Ce vieillard indolent, énervé, sans autre force morale que celle d’un fatalisme inerte, paraît avoir fait tout autant qu’on pouvait attendre de sa faiblesse pour empêcher des meurtres qui après tout lui étaient inutiles, et dont il pouvait redouter le châtiment. Dans la première journée, avant de donner aux révoltés le moindre assentiment officiel, il envoya, le timide monarque, un chameau chargé de cavaliers de sa garde sur la route de Delhi à Meerut, et ne se laissa déborder par la rébellion hurlant aux portes de son palais que lorsqu’il sut, à n’en pouvoir douter, qu’aucune baïonnette anglaise ne brillait autour de sa capitale dans un rayon de plus de vingt milles. Si donc une marche rapide avait porté les deux mille soldats anglais que l’on gardait enfermés à Meerut jusque dans les cantonnemens de Delhi, où ils n’arrivèrent que vingt-six jours plus tard, il est possible que le vieux souverain mahométan fût venu leur demander aide et protection contre ceux qui, un peu malgré lui, et sans y mettre beaucoup de formes, voulaient lui rendre une autorité fictive dont véritablement il n’avait que faire.