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la fois les meilleurs moutons et les meilleurs bouchers. Ils sont très noirs sans être nègres, et leur peau foncée se teignant en violet dans ces rouges ablutions de l’abattoir, on les dirait barbouillés de lie plutôt que de sang.

La route ici, presque impossible à décrire, s’encombre à ce point qu’on aurait de la peine même à noter les choses qui passent. Ce sont des promeneurs à pied, des gens à cheval, des chariots militaires chargés de fourrage, des fourgons chargés de munitions marchant sous escorte, des mendians couvrant les trottoirs : une foule paisible, ce sont des Arabes ; une foule turbulente, ce sont les Européens ; par-ci, par-là, des chameaux que ce tumulte effraie et qui regimbent, des processions de femmes allant à la mer, et des légions d’enfans de toute race dont le plaisir, ici comme ailleurs, est de circuler dans les cohues. Au beau milieu de ce carrefour, et sans se désunir, défdent à chaque minute des troupeaux de petits ânes qu’on emploie à charrier du sable, les uns rentrant en ville avec leurs paniers pleins, les autres revenant les paniers vides et courant à la sablière. Les conducteurs, Biskris pour la plupart, portent la calotte de feutre, la jaquette flottante et le tablier de cuir ou le sarrau des portefaix. C’est une race bonne à connaître, car on la retrouve partout avec des habitudes qui lui sont propres. Ces âniers ont aussi leur cri, un cri du gosier, bizarre, aigu, imité des bêtes fauves, et combiné pour accélérer par la frayeur le pas docile et régulier de leur convoi. Quand les ânes sont chargés, ils suivent à pied, prenant le trot quand ceux-ci trottent ; mais au retour ils enfourchent leurs bêtes, et se font impitoyablement porter par ces petites montures de la grosseur d’un grand mouton. Assis tout à fait sur la croupe, leur bâton piqué dans une écorchure de la peau, plaie qu’ils enveniment sans cesse pour la rendre plus sensible, très fiers et très droits, comme s’ils maniaient des chevaux de prix, et serrant entre leurs jambes trop longues l’échine endolorie du baudet, ils n’ont qu’à poser leur talon, qui touche à terre, ou aie relever, pour se trouver alternativement à pied ou montés. Ils se délassent ainsi en écrasant sous leur taille le petit animal courageux, et au moindre cri, au moindre signal, toute la bande s’élance à la fois en droite ligne, les oreilles en ariière, avec ce bruit sec et précipité d’un troupeau de moutons qui fuit.

L’entrée d’Alger, ce qui s’appelle encore Bab-Azoun en souvenir de la porte rasée depuis longtemps, se montre enfin très confusément à travers un nuage de poussière enflammé par le soleil direct du matin. Arrivé là, on n’a plus qu’à mettre pied à terre, qu’à régler le prix de sa place, qui est de cinq sous, monnaie de France, et qu’à monter jusqu’à l’ancienne Bab-el-Djeddid. On a fait, en quel-