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«... Ceux-là seuls des Européens qui se sont cachés ont été épargnés, dit cette curieuse missive. Toute la ville est en désarroi. Le roi a envoyé son fils pour rassurer les habitans, mais le pillage continue. Il campe en ce moment hors de la ville avec ses régimens, mais il est si vieux ! L’autorité est entre des mains usées, les jaghirdars (grands propriétaires féodaux) n’ont pas ceint leurs reins par déférence pour les Anglais. Les cipayes, prêts à donner leur vie, ne marchandent pas celle d’autrui. Aujourd’hui mercredi, une cinquantaine environ d’Européens, découverts dans leurs cachettes, ont été tués. On les pourchasse encore, et autant seront trouvés, autant périront. S’ils ont pu s’échapper, c’est tant mieux. Nous revoyons les atrocités de Nadir-Shah. Cinquante-trois ans de civilisation se sont trouvés effacés en trois heures. Les honnêtes gens ont été pillés, les coquins enrichis. Le roi a mandé les notables de Delhi pour remettre un peu d’ordre. Ils se disent tous malades ou incapables. Reste à voir ce qui adviendra. Le peuple ici est dans une mauvaise passe. La volonté de Dieu soit faite! Ceci est écrit avec soin et dans un esprit de loyauté. L’état du peuple ici ne se peut décrire. On vit, mais on désespère de sa vie. Pas de remède à une pareille malédiction. Les cipayes n’ont pas de chef. »


Une autre lettre est plus explicite encore.


«... On a envoyé une garde à la maison du rajah de Kisbungur, qu’on soupçonnait d’avoir donné asile à des Européens. Il y en avait en effet près de trente-quatre (hommes, femmes, enfans) cachés dans cette maison. Les révoltés y ont mis le feu, et l’ont entretenu jour et nuit; mais les Européens étaient à l’abri dans le tykhana[1]. Le lendemain, les soldats sont allés chercher deux canons, et ont tiré tout le jour sur la maison, mais sans résultat... Le 13, les révoltés ont encore attaqué les Européens réfugiés dans la maison du rajah de Kishungur. Ceux-ci alors ont riposté à coups de fusil et tué une vingtaine d’hommes; mais, leurs munitions s’étant épuisées, il leur a fallu sortir, au nombre de trente. Quatre sont restés dans le tykhana. L’héritier présomptif est survenu à cheval, priant les révoltés de les remettre à sa garde, et disant qu’il se chargeait d’en prendre soin ; mais, sans écouter ce qu’il disait, ils les ont tous mis à mort. M. George Skinner, sa femme et ses enfans s’étaient réfugiés au palais. Des espions en ont averti les révoltés. Les malheureux ont été pris, conduits à la kotwalee, et là massacrés très cruellement. Le docteur Chimmun-Lall, chirurgien en sous-aide, a été tué, lui aussi, dans le dispensaire. Les cadavres sont restés trois jours sans sépulture; le quatrième jour, les révoltés les ont fait jeter à la rivière. »

Qu’on prenne garde à l’accent de ces lettres: il indique la dispo-

  1. Appartement souterrain, ou, comme on dit maintenant, sous-sol destiné à l’habitation.