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devait être complète. Aussi, lorsque le 8 mai le 3e cavalerie refusa les nouvelles cartouches qu’on voulait lui distribuer, personne ne prit garde à cet incident. Quatre-vingt-cinq des mutins furent arrêtés sur place et jetés dans les prisons de la ville. Un conseil de guerre s’assembla le 9, et prononça contre eux diverses condamnations, dont la plus grave était dix années d’emprisonnement avec travail forcé. Le 10, ces sentences militaires reçurent leur exécution solennelle au milieu des troupes formées en carré. Les prisonniers furent dépouillés de leur uniforme et chargés de fers. La plupart d’entre eux poussaient des cris de fureur qui semblaient faire quelque impression sur leurs camarades; toutefois aucun symptôme de désordre ou de résistance ne se manifesta ouvertement, et trente-deux heures s’écoulèrent, à partir de ce moment, sans qu’aucune mesure fût adoptée pour le cas où une révolte éclaterait. La moindre précaution suffisait, on l’a vu, pour la rendre impossible. Retirés dans leurs quartiers, où, par un singulier privilège, ils n’admettent aucun autre Indien et souffrent à peine qu’un officier anglais fasse sa ronde, les cipayes cependant employèrent toute la nuit à organiser leur soulèvement pour le lendemain, 11 mai, qui était un dimanche. Ils comptaient profiter, pour surprendre la garnison anglaise, de l’heure où elle serait appelée au service religieux de l’après-midi. Fort heureusement le premier coup de cloche trompa leur impatience fiévreuse; ils devancèrent d’une demi-heure l’instant favorable à leurs desseins, et trouvèrent dès lors inabordable la caserne des rifles, où ils se portaient en masse.

Un des chapelains de la station, M. Rotton, auquel nous devons un récit circonstancié de ces néfastes journées[1], décrit assez naïvement sa surprise et son incrédulité quand, au moment d’aller officier, il fut arrêté sur le seuil de la porte par une servante effrayée qui s’opposait à ce que mistress Rotton accompagnât son mari : — Et pourquoi donc madame ne sortirait-elle pas? demanda le ministre. — Parce qu’il y aura un combat. — Un combat? avec qui donc? — Avec les cipayes. Ici le bon ministre haussa les épaules, et, tout préoccupé de son sermon, consentit simplement, pour déférer aux inquiétudes de sa femme, à se faire accompagner de leurs enfans, qui viendraient en voiture jusqu’à la porte du temple, et qu’un serviteur fidèle garderait là pendant la durée de l’office. « En fait d’armes, ajoute-t-il, je ne pris que ma canne, la même dont je me servais à Cambridge...» Toutefois, à peine sorti de chez lui, le bruit de la mousqueterie et la fumée qui sortait par tourbillons épais des bungalows livrés aux flammes lui donnèrent à penser que sa servante

  1. The Chaplain’s Narrative of the Siege of Delhi, etc., by John Edward Wharton Rotton, one of the chaplains of Meerut; London, Smith Elder and C°, 1858, 1 vol. in-8o.