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mené vers le raj[1] anglais, moins tyrannique, moins capricieux, moins violent que celui de la soldatesque insurgée. Le fatalisme oriental incline volontiers, on le sait, du côté de la victoire, et il n’est d’ailleurs pas besoin d’aller en Orient pour trouver des pays où le succès est aveuglément adoré, alors même qu’il choque toutes les idées de justice.

Tenons donc pour certain que la domination des Anglais dans l’Inde est provisoirement raffermie. Les divers corps insurgés sont de plus en plus refoulés vers l’espèce d’arène circonscrite où le général en chef anglais, sir Colin Campbell, ou lord Clyde, c’est tout un, veut les contraindre à se grouper, afin d’écraser d’un seul coup toutes les têtes de l’hydre. L’issue finale de la latte ne saurait être, sans un complet renversement de toutes les probabilités, que la destruction totale des troupes indigènes révoltées. Si quelques bandes rebelles survivent à la campagne de 1858-59, ce seront tout au plus des compagnies de routiers, réfugiées dans les districts les plus inaccessibles du Rohilcund, où iront les traquer successivement et d’où les délogeront à la longue les colonnes mobiles de l’armée anglo-indienne.

Voilà où en sont les choses, et voilà ce qu’elles seront. La révolte de 1857, nonobstant ce prompt et victorieux dénoûment, n’en restera pas moins un terrible épisode, rempli de menaces et de leçons. Quiconque l’étudie peut se convaincre en effet que, depuis le jour où Clive, enfermé dans le fort Saint-David, avait en face de lui la prépondérance énorme de la France représentée par Dupleix, jamais l’empire anglais dans l’Inde n’avait couru de plus grands périls, ne s’était trouvé plus menacé d’un subit écroulement. Il n’a dû son maintien qu’à un concours inouï de circonstances imprévues, parce qu’elles étaient improbables, et de cette vérité décourageante ceux-là sont les premiers à convenir dont l’énergie, le dévouement et la constance s’appliquent aujourd’hui même à conjurer cette grande crise. Nous recueillerons scrupuleusement leurs témoignages dans le récit que nous allons entreprendre, et l’on verra si nous en exagérons le sens et la portée. Ces aveux sont dignes d’attention sous un autre rapport; ils permettent d’établir, sans qu’on puisse encourir le reproche d’exagération, jusqu’où les cruelles nécessités de la défense ont emporté ces champions à outrance de la civilisation et du progrès. Sympathique à leur cause, nous ne devons aucune complicité à leurs actes, et, fidèle à la mission de l’histoire, nous ne jetterons aucun voile sur les atrocités consciencieusement commises par ces rigides représentans du génie anglo-saxon. Ils n’en dissi-

  1. Raj, régime, autorité, pouvoir.