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lettre qui aurait tué! Après tout, si ce passage est devenu nécessaire, n’est-ce pas un signe irréfragable qu’il est providentiel ? Dieu ne saura-t-il pas maintenir sa loi, de quelque manière que les hommes y arrivent? Que peut perdre le dogme à être reconnu comme une expression des lois du monde, rationnelle, universelle, progressive? L’ordre divin pour être élargi n’en reste pas moins ce qu’il est. « Toute constitution est une œuvre divine, » a-t-il dit en parlant des constitutions humaines. Si les hommes y croyaient en ce sens, puisqu’ils ne veulent plus y croire dans l’autre, qu’y perdrait la constitution de l’église? et à quoi bon pour elle deux manières d’être divine?

Si maintenant, écartant de cette doctrine l’application directe et chimérique que de Maistre lui assigne, on en retire l’idée essentielle, on pourra l’estimer à sa valeur et s’expliquer la remarquable influence qu’elle a exercée sur des doctrines bien différentes. Elle n’exprime en effet autre chose que la tendance souvent déçue, mais constante, des temps modernes vers la suprématie de l’intelligence dans le gouvernement des sociétés, opposée à toute souveraineté brutale, soit de la force, soit du nombre. Saint-Martin avait déjà repris cette idée, dont l’origine est platonicienne. — D’où vient, s’était-il demandé, qu’il y a des inférieurs et des supérieurs dans la société politique, puisque les hommes primitifs, sortis parfaits de la création, étaient nécessairement égaux? De ce que, « dans l’état de réprobation qui a suivi la chute, les uns, se souvenant de leur gloire et cherchant à y remonter, s’élèvent et s’épurent en raison de l’usage libre de leurs facultés intellectuelles, tandis que les autres succombent, s’abaissent et laissent en eux le principe divin se défigurer de plus en plus. Or il n’y a point d’autre infériorité que celle-là. Les premiers sont donc supérieurs aux autres, et doivent les gouverner. Voilà la véritable origine de l’empire temporel de l’homme sur ses semblables[1]. » C’est donc le règne des saints et des sages que Saint-Martin annonce; mais il n’y a là aucune idée précise de hiérarchie. Comment les sages et les saints arriveront-ils au pouvoir? La suprématie sacerdotale de Joseph de Maistre diffère du principe vague de Saint-Martin en ce qu’il apporte une institution toute faite, établie partout, qui a présidé à la naissance de tous les états civilisés, qui a ramené à la civilisation tous les barbares. Partout, aux âges héroïques, les prêtres défendaient le peuple, excommuniaient ou détrônaient les princes; des oracles étaient consultés au sanctuaire commun des diverses tribus; l’histoire du moyen âge n’est que la reproduction à cet égard des an-

  1. Saint-Martin, Des Erreurs et de la Vérité.