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langeries banales à l’heure où les galettes sont tirées du four. Elles s’en vont alors, soit avec leur cruche remplie, soit avec leur planche au pain, traînant leurs pieds nus dans des sandales sans quartiers, leur long corps serré dans des fourreaux de soie de couleur sombre, et portant toutes, comme des veuves, un bandeau noir sur leurs cheveux nattés. Elles marchent le visage au vent, et ces femmes en robe collante, aux joues découvertes, aux beaux yeux fixes, accoutumées aux hardiesses du regard, semblent toutes singulières dans ce monde universellement voilé. Grandes et bien faites, elles ont le port languissant, les traits réguliers, peut-être un peu fades, les bras gros et rouges, assez propres d’ailleurs, mais avec les talons sales ; il faut bien que leurs admirateurs, qui sont nombreux, pardonnent quelque chose à cette infirmité des Juifs du bas peuple : heureux encore quand leur malpropreté n’apparaît qu’au talon, comme l’humanité d’Achille. De petites filles mal tenues, dans des accoutremens plus somptueux que choisis, accompagnent ces matrones aux corps minces, qu’on prendrait pour leurs sœurs aînées. La peau rose de ces enfans ne blêmit pas à l’action de la chaleur, comme celle des petits Maures ; leurs joues s’empourprent aisément, et, comme une forêt de cheveux roux accompagne ordinairement le teint de ces visages où le sang fleurit, ces têtes enluminées et coiffées d’une sorte de broussaille ardente sont d’un effet qu’on imagine malaisément, surtout quand le soleil les enflamme.

Quant aux négresses, ce sont, comme les nègres, des êtres à part. Elles arpentent les rues lestement, d’un pas viril, ne bronchant jamais sous leur charge et marchant avec l’aplomb propre aux gens dont l’allure est aisée, le geste libre et le cœur à l’abri des tristesses. Elles ont beaucoup de gorge, le buste long, les reins énormes : la nature les a destinées à leurs doubles fonctions de nourrices et de bêtes de somme. — Ânesse le jour, femme la nuit, — dit un proverbe local, qui s’applique aux négresses aussi justement qu’à la femme arabe. Leur maintien, composé d’un dandinement difficile à décrire, met encore en relief la robuste opulence de leurs formes, et leurs haïks quadrillés de blanc flottent, comme un voile nuptial, autour de ces grands corps immodestes.

La ville arabe nous offre donc à peu près les mœurs, les habitudes extérieures ou domestiques d’autrefois ; c’est à peu près l’Alger des Turcs, réduit seulement, appauvri et n’ayant plus que le simulacre d’un état social. Quand on entre d’emblée dans cette ville, quand on y pénètre, comme je le fais habituellement, par une brèche ouverte à mi-côte et sans passer par les quartiers francs, quand on oublie l’histoire au milieu de la bizarrerie du présent et les ruines pour ne considérer que ce qui survit, on peut encore se procurer