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c’est d’obéir à une nation étrangère. Aucune humiliation, aucun tourment de cœur ne peut être comparé à celui-là. La nation sujette, à moins qu’elle ne soit protégée par quelque loi extraordinaire, ne croit point obéir au souverain, mais à la nation de ce souverain; or nulle nation ne veut obéir à une autre, par la raison toute simple qu’une nation ne sait pas commander à une autre. Observez les peuples les plus sages et les mieux gouvernés chez eux, vous les verrez perdre absolument cette sagesse et ne plus ressembler à eux-mêmes lorsqu’il s’agira d’en gouverner d’autres. La rage de la domination étant innée dans l’homme, la rage de la faire sentir n’est peut-être pas moins naturelle; l’étranger qui vient commander chez une nation sujette au nom d’une souveraineté lointaine, au lieu de s’informer des idées nationales pour s’y conformer, ne semble trop souvent les étudier que pour les contrarier; il se croit plus maître à mesure qu’il appuie plus rudement la main.... Aussi tous les peuples sont convenus de placer au premier rang des grands hommes ces fortunés citoyens qui eurent l’honneur d’arracher leur pays au joug étranger; héros s’ils ont réussi, martyrs s’ils ont échoué, leurs noms traversent les siècles[1]. » N’est-il pas vrai que ceci est tout à fait dans la plus grande manière de Machiavel à ses meilleurs momens? Et que veut-on de plus de Joseph de Maistre? Après avoir rapproché toutes ces déclarations que lui arrachait le contact des événemens, ne sera-t-il pas permis de conclure que s’il eût vécu jusqu’à nos jours, il eut bientôt compris, aussi bien que ses plus illustres compatriotes, la solidarité de l’indépendance nationale et des institutions libres? N’aurait-il pas compris que la révolution, vue dans ses conséquences légitimes et n’ayant, comme il disait, « d’autre base que le monde, » devait aussi s’étendre tôt ou tard sur son pays, et qu’il valait mieux l’y organiser à temps et d’en haut que d’attendre qu’elle eût creusé par en bas ces mines redoutables qui font sauter les vieilles ruines, quand elles sont trop massives et trop résistantes ?

Détachons-le donc, par la pensée, de la période où il a vécu, transportons-le dans nos relations nouvelles, et puisque nous connaissons déjà ses tendances intimes, rendons-nous compte de ce qu’il aurait pensé par ce qu’il aurait vu. Ce matérialisme impie, né de la corruption du dernier siècle, et mêlé si malheureusement et si illogiquement à la réforme politique, il l’aurait vu s’éclipser peu à peu et s’éteindre à la lumière d’une philosophie plus pure. Il aurait vu s’effacer dans tous les esprits sérieux, sous l’influence de la révolution même, une fois assise, ce vice intellectuel qui était son

  1. Du Pape, liv. II, chap. 7.