Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/612

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La prairie où la colonne expéditionnaire fit halte prit bientôt une vague ressemblance avec le jardin décrit par les versets de la fontaine, sauf pourtant la présence des vierges au teint d’œufs d’autruche, et avec cette différence qu’infidèles et croyans s’y trouvaient pêle-mêle. Les bachi-bozouks de Swison dans leurs costumes bigarrés, les gens des villages portant en bandoulière leurs longs fusils de fer ou leurs courtes escopettes en bois incrusté, s’étaient couchés par groupes et fumaient leur chibouk avant de manger leur pain noir. Fumer est la première occupation du Turc dès qu’il se repose. C’est ainsi que pendant le ramazan, alors que la religion prescrit un jeûne rigoureux et ne permet au fidèle de rien introduire dans sa bouche avant que le soleil soit couché, cinq ou six millions de croyans, la pipe préparée, le charbon allumé, attendent le signal sacré qui annonce la fin du jour : c’est un coup de canon dans les villes, c’est le cri du muezzin dans les campagnes. Le signal retentit, et soudain cinq ou six millions de poitrines aspirent à la fois la fumée du tabac.

Les petits chevaux des Turcs, lâchés dans la clairière, gambadaient en secouant leurs glands rouges et les amulettes triangulaires suspendues à leur poitrail pour les préserver du mauvais œil. Çà et là les uniformes des Européens tranchaient sur les costumes indigènes : ici des Anglais à casquette rouge, là les cawas de la police portant sur la redingote bleue à collet droit du nizam un ceinturon de cuir doré et des cartouchières de cuivre, plus loin Nourakof en veste de chasse, ici des tuniques françaises; enfin, dominant le tableau, nos deux gendarmes en buffleteries jaunes, en pantalon bleu, en bottes d’ordonnance, un bout de pipe entre les dents.

C’est pendant cette halte que furent réglées les conditions du combat qui devait avoir lieu entre Spentley et Nourakof. Les avis étaient d’ailleurs partagés parmi les gens de l’expédition. Les uns regardaient ce duel comme absurde, les autres comme nécessaire. Il fut enfin décidé qu’on se battrait le lendemain matin au pistolet, sur la plate-forme du Petit-Monastère. Là-dessus la troupe, qui s’était reposée quelques heures dans la prairie aux deux fontaines, reprit lentement le chemin de Varna. Elle y rentra à la fin du jour.

Le premier soin de Nourakof, dès qu’il eut secoué la poudre du voyage, fut de se rendre chez Antonia. Il trouva la maison tout ouverte : dans la cour, dans les escaliers, dans les chambres, ce désordre que laissent des malles faites à la hâte. Kelner et Stéphanaki inventoriaient les objets qui restaient.

— Où est Mme Fortuni? demanda-t-il au docteur.

— Elle part à l’instant pour Trieste, par le bateau du Lloyd autrichien, répondit Kelner.