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lui montra la vache et lui tendit son arme. Spuro refusa d’abord par un geste plein de dignité; puis, l’officier insistant, il prit la carabine, l’épaula tranquillement et tira. L’animal, frappé sur son rocher, roula le long du flanc de la montagne, et resta suspendu aux broussailles. — Aferim ! bravo! machallah! s’écrièrent tous les assistans. Un concert de félicitations s’éleva dans toutes les langues autour de Spuro, et Antonia jeta à Nourakof un regard tout chargé de reconnaissance. Puis, comme si sa pensée n’était pas assez claire, obéissant sans doute à un immense besoin de sincérité, elle se leva, vint à l’officier russe, et lui serra vivement la main en lui disant :

— Merci.

Le soir, Kelner fit subir un adroit interrogatoire au batelier. Il en résulta que Spuro n’avait pas remarqué Antonia, et qu’il ignorait complètement la distinction flatteuse dont il était l’objet.


VII.

Hors de la porte de la Boucherie, sur un talus qui domine la plage, un cavedji avait installé pour l’été une hutte de feuillage. C’est là que vers cinq heures du soir les notables européens de Varna venaient s’asseoir sur des escabeaux, fumer des narguiléh et boire de petites tasses de café. Ajoutons que, sous les auspices de l’armée française, l’absinthe s’était impatronisée dans ce rustique abri. Le lendemain du jour où Spuro s’était acquis des droits à l’amour d’Antonia en tuant une vache, la petite réunion de la porte de la Boucherie fut inopinément troublée par une grave et triste nouvelle. Deux voitures qui transportaient des officiers anglais de Chumla à Varna avaient été attaquées à cinq lieues de la ville par une bande de bachi-bozouks déserteurs. Pris à l’improviste, les Anglais avaient à peine pu se servir de leurs armes. Deux d’entre eux étaient restés d’abord sur le carreau. Deux autres, blessés, s’étaient jetés dans un bois, et l’on ne savait ce qu’ils étaient devenus. Un chirurgien et sa femme, qui étaient dans les voitures, ainsi que quelques domestiques qui formaient le reste du convoi, avaient pu à grand’peine gagner la ville.

Les conversations s’animaient, des groupes se formaient. C’étaient des allées et des venues entre la porte de la Boucherie et le petit café. Chacun était ému, comme il arrive quand nous voyons par le malheur d’autrui que notre sûreté personnelle est compromise. Quelqu’un arriva sur ces entrefaites et annonça qu’une expédition de volontaires allait partir pour cerner le bois de Devna, où s’étaient réfugiés les bandits, et où avaient disparu les deux officiers blessés.