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des buffles noirs, le cou enchâssé dans leur joug quadrangulaire, tiraient lentement ces arabas[1] grossiers que le paysan de ces contrées construit en entier avec sa hache, et où n’entrent ni un clou ni une parcelle de fer. Sur ces arabas se dressaient de grands tonneaux destinés à recevoir le raisin. Deux ou trois filles se tenaient debout dans les tonneaux; leurs têtes joyeuses dépassaient le bord, et leurs cheveux pendans s’enroulaient dans des foulards aux couleurs éclatantes. Plus loin, tournant le dos au chemin, une femme tirait de l’eau d’un puits creusé dans un champ; ses bras se levaient l’un après l’autre pour enrouler la corde sur un tourniquet, et on voyait osciller ses hanches puissantes sous son large pantalon rose. Ici passaient les figures hâlées des paysannes bulgares rentrant de la ville et portant sur leur tête de larges gâteaux de suif qu’elles venaient d’acheter pour la provision de l’hiver. Là une vieille femme turque, vêtue d’un féredjé sombre et cachée sous son yachmaq, poussait devant elle un petit âne chargé de branchages, non sans murmurer l’épithète de djennabet[2] aux vendangeurs. De distance en distance, ces orchestres nomades, que nous avons déjà rencontrés à la noce chez Tzicos, tiraient des sons criards de leurs instrumens, ou de jeunes Grecs aux amples culottes noires, aux bas blancs bien tirés, faisaient sortir de leur nez des chants d’allégresse. Çà et là planait dans le ciel bleu un grand aigle, immobile au milieu de l’espace.

Antonia arriva à la pointe de Galata, l’esprit charmé de ces scènes agréables. Ses grands yeux noirs semblaient animés de toutes les gaietés de la nature. Elle trouva au rendez-vous quelques dames grecques et Mme Kelner. Les hommes étaient en plus grand nombre. Les deux pachas de Varna, l’un, Hassan, le gouverneur civil, bouffi et obèse comme un poussah, l’autre. Islam, le gouverneur militaire, décharné et poitrinaire, tous deux accroupis sur un tapis, jouaient au trictrac et fumaient des cigarettes dans des bouts d’ambre avec cette lenteur grave qui est particulière aux Orientaux. Spentley et Nourakof s’étaient approchés d’Antonia, et tous trois formaient un groupe. Le Russe regardait les pachas, sentant quelque amertume quand il songeait qu’il était leur prisonnier. Le reste des invités, quelques consuls, Kuhman, Kelner et autres, se livraient à diverses récréations. Les serviteurs eux-mêmes, réunis autour des fourneaux improvisés, participaient à la bonne humeur des maîtres. Ils se traitaient mutuellement de banabac et de didou[3]. Ils échangeaient des

  1. Voitures.
  2. Impur.
  3. Nos soldats avaient remarqué que les Turcs se disaient à chaque instant : banabac, qui est une expression destinée à appeler l’attention ; littéralement bac, regarde, bana. vers moi. Ils en avaient fait un mot dont ils se servaient pour désigner les indigènes et qu’ils déclinaient : un banabac, des banabacs. Par une réciprocité fortuite, les Turcs avaient été frappés du mot dis donc, dont nous faisons, à ce qu’il parait, un usage continuel, et qui correspond à peu près à banabac. De leur côté, ils disaient un dis donc (prononcez didou) pour indiquer un Français. Ils en étaient venus même à désigner sous ce nom nos pièces d’or qui circulaient abondamment dans le pays.