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pression brutale de ce visage déplut à William, qui se leva brusquement. La tête disparut, et la porte se referma. Spentley parcourut deux ou trois fois la longueur de la terrasse d’un pas fiévreux; puis il s’arrêta devant Mme Fortuni les bras croisés. A le voir, on sentait que, si l’amour rend l’homme capable de tous les héroïsmes, la passion peut aussi le porter à toutes les violences.

— Antonia, dit-il, ma résolution est prise : un jour ou l’autre, de gré ou de force, vous serez à moi.

Ce furent les dernières paroles de cet entretien.


V.

Un mois s’écoula pendant lequel William parut en proie à de sombres pensées. Chez les gens de sa nation, les sentimens violens sont toujours prêts à dégénérer en monomanie. Le cerveau de notre Anglais était malade. Spentley passait ses journées à épier Antonia; il cherchait les occasions de la voir sans lui parler et sans se rapprocher d’elle. Faisait-elle une visite, il entrait derrière elle, la saluait à peine, se plaçait à l’extrémité de la salle, et se taisait. Si elle montait en voiture, cinq minutes après, il trottait seul à cinquante pas d’elle. Ouvrait-elle sa fenêtre le soir pour aspirer la brise de mer, elle voyait sur la petite place qui bordait sa maison, près du mur de la cour à moitié démoli, une ombre immobile et obstinée. Dans cette poursuite muette et implacable, Spentley rappelait ce lord qui se transportait en tous lieux derrière Van-Amburgh, le dompteur d’animaux, pour le voir dévorer. Une seule fois depuis cet entretien, il parla à Mme Fortuni. Ce fut à la noce de Balko, fille de Tzicos, marchand de bestiaux, qui s’enrichissait en vendant des cochons aux. armées alliées.

Le mariage d’une fille grecque se fait au milieu de fêtes qui durent plusieurs jours. Jamais la maison de la mariée n’est plus brillante que le soir où la jeune fille qui va devenir épouse fait ses adieux à ses compagnes. A l’intérieur, dans toutes les salles, des tables sont dressées, les hommes y mangent des plats qui se succèdent rapidement, et s’enivrent de vins aigrelets saupoudrés de poivre. Dans la cour a lieu le bal, quelle que soit la saison, par la gelée aussi bien que par la chaleur. Au centre sont suspendues les lanternes sous lesquelles se place l’orchestre, un violon, une flûte de Pan, un tambourin et un instrument qui tient le milieu entre la guitare et le théorbe. Les filles grecques sont là, parées de leurs plus riches habits. Le beau type de l’antiquité, qui a disparu de l’Hellénie actuelle, s’est réfugié sur les bords de la Mer-Noire. A Athènes, le voyageur s’étonne de trouver les traits de la race kalmoucke; le