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vous là? Vous voyez bien qu’ils nous ont laissés seuls... Vous savez bien que je vais vous parler de mon amour!... Vous étiez libre de vous retirer, et cependant vous restez... C’est un jeu, un jeu cruel qui doit finir... Expliquez-vous!

— Permettez, dit Antonia; quel est ce ton furieux? Pourquoi ne vous retirez-vous pas vous-même, si ma présence vous est désagréable et vous inspire de la colère? Quant à des explications, vous accorderez, je l’espère, que je ne vous en dois aucune?

— Antonia, reprit William, si je vous avais rencontrée en Europe, dans un monde dont je connais les mœurs, plusieurs pensées m’auraient agité l’esprit, et quelques-unes sans doute sont injurieuses. Permettez que je vous parle sans détour, comme s’il ne s’agissait ni de vous ni de moi. Peut-être, me serais-je dit, est-ce une aventurière qui en veut à la fortune d’un galant homme, et qui use ses dernières ressources pour s’en procurer de nouvelles. Dans ce cas, je lui aurais dit : Prenez; je ne sais quelle puissance vous avez, mais c’est trop peu de tout ce que je possède pour payer l’ombre même de votre amour. Peut-être est-ce une femme... dont le cœur passionné a fatigué la jeunesse. Elle cherche le repos maintenant : elle veut épouser un honnête homme, et jeter un voile sur son passé. Je lui aurais dit : Voici ma main; tout ce qui a été n’existe plus; je ne vous demande compte que de l’avenir. Si vous le voulez, nous vivrons dans des pays lointains; si vous le préférez, nous retournerons à Londres. Mon nom couvrira tout, et personne n’aura le droit de trouver mauvais ce que William Spentley aura trouvé bon.

— Grand merci de vos suppositions! dit Antonia. Quoique je me connaisse peu dans ces matières, tout ce que vous me dites là me paraît assez impertinent.

— Laissez-moi achever.

— Non, je pense que vous avez à peu près terminé; je vous épargnerai le reste du chemin. Ma vie est bien simple, monsieur Spentley. Je suis la fille d’un prêtre de Servie. J’étais l’aînée de la famille, et j’avais plusieurs frères et sœurs. Enfant, je les instruisais, je les soignais, je suppléais ma mère dans les travaux de la maison. Aussi étais-je avec mes compagnes plus grave et plus réservée qu’il ne convenait à mon âge. Je riais peu, et elles ne cherchaient pas à m’entraîner dans leurs jeux. J’avais douze ans quand ma mère mourut. Mon père était ambitieux. Tant qu’il était marié, la loi lui interdisait d’être évêque. Devenu veuf, il fut élu au siège de Belgrade. Il acquit des richesses et se mit en hostilité avec les pachas. Un matin, je le trouvai dans son lit, étranglé avec un lacet de soie. Une parente me recueillit et me fit épouser un médecin, qui m’em-