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— C’est Mme Fortuni. Vous ferez tout à l’heure sa connaissance. Comment la trouvez-vous?

— Elle n’est pas jolie, répondit simplement l’Anglais.

Les deux jeunes gens, continuant leur promenade au pas, laissèrent la voiture prendre une longue avance. Arrivés au monastère, ils entrèrent dans une première cour, entourée d’écuries et de hangars, où était arrêtée la voiture de Mme Fortuni. William et Nourakof descendirent de cheval et traversèrent une galerie qui longe la chapelle et l’habitation du prêtre. Ils entrèrent enfin sur un large terrain plat, ouvert de tous côtés, et qui domine la mer. Au centre de cette plate-forme est un pavillon rustique, une toiture soutenue par quatre montans. Mme Fortuni y prenait le frais, assise sur une chaise pliante. Elle sourit à l’officier russe, lui tendit la main et le complimenta sur son retour. William fut alors présenté, et la conversation s’engagea sur les voyages.

— Vous qui avez tant voyagé, madame, lui dit Nourakof, quel séjour préférez-vous?

— Je me suis habituée, répondit-elle, à me trouver bien partout. Les femmes de l’Occident, m’a-t-on assuré, n’aiment point à vivre hors des lieux où elles sont nées. Nous ne sommes point ainsi dans le Levant. Nos maisons sont bâties légèrement et faites pour ne pas durer. Dans mes courses vagabondes à la suite de mon mari, j’ai fait comme l’Arabe du désert, qui ne connaît que sa tente.

— Il me semble cependant, reprit Nourakof, que l’on a toujours une patrie, sinon celle où l’on a vu le jour, du moins une terre que le cœur a élue entre toutes.

— Peut-être, répliqua-t-elle, est-ce nécessaire pour les hommes qui ont à s’occuper de choses matérielles et d’intérêts positifs; mais pour nous autres femmes, qui n’avons qu’à rêver, tous les pays nous sont bons. Partout il y a du soleil et de l’ombre, des plaines et des collines, des arbres et de l’eau. Je regardais la mer tout à l’heure quand vous êtes entrés. Eh bien! je serais de l’autre côté de cette mer, à Trébizonde ou à Batoun, que je l’aurais regardée de même, et que j’aurais eu sans doute les mêmes pensées.

William examinait attentivement le visage de Mme Fortuni, dont les traits irréguliers l’avaient choqué au premier abord. Ce visage était pâle et allongé; les cheveux étaient noirs et abondamment plantés sur un front proéminent, le nez long et effilé, la bouche grande et mince, les dents belles, le menton pointu. Deux grands yeux noirs, si noirs qu’on ne distinguait pas la prunelle de la pupille, éclairaient cet ensemble. Le teint avait la demi-transparence de la nacre. Quand on apercevait cette femme pour la première fois, on pouvait dire, comme avait dit Spentley : «Elle n’est pas jolie! »