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qu’il est défendu. Le tragique s’en va, les souvenirs du moyen âge sont à mille lieues ; il ne reste que la gaieté malicieuse, gauloise et bourgeoise, d’un frondeur et d’un gourmet. Ici les disparates abondent, et Dryden en est si peu choqué qu’il les importe ailleurs, dans ses poèmes théologiques par exemple, représentant l’église catholique par une biche, et les hérésies par diverses bêtes, qui disputent entre elles aussi longuement et aussi savamment que des gradués d’Oxford. Je ne l’aime pas davantage dans ses épîtres ; ordinairement elles ne consistent qu’en flatteries, presque toujours violentes, souvent mythologiques, parsemées de sentences un peu banales, « J’ai étudié Horace, dit-il[1], et je pense que le style de ses épîtres n’est pas mal imité ici. » N’en croyez rien. Les lettres d’Horace, quoique en vers, sont de vraies lettres, agiles, de mouvement inégal, toujours improvisées, naturelles. Rien de plus éloigné de Dryden que cet esprit original et mondain, philosophe et polisson[2], le plus délicat et le plus nerveux des épicuriens, parent (à dix-huit cents ans de distance) d’Alfred de Musset et de Voltaire. Il faut, comme Horace, être penseur et homme du monde pour écrire de la morale agréable, et Dryden, à l’exemple de ses contemporains, n’est ni homme du monde ni penseur.

Mais d’autres traits non moins anglais le soutiennent. Tout d’un coup, au milieu des bâillemens qu’excitaient ces épîtres, les yeux s’arrêtent. L’accent vrai, les idées neuves ont paru ; Dryden, écrivant à son cousin, gentilhomme de campagne[3], a rencontré une matière anglaise et originale. Il peint la vie d’un squire rural qui est l’arbitre de ses voisins, qui évite les procès et les médecins de la ville, qui se maintient en santé par la chasse et l’exercice. Il cause avec lui des affaires publiques. Il montre le bon député « servant à la fois le roi et le peuple, conservant à l’un sa prérogative, à l’autre son privilège, » placé comme une digue entre les deux fleuves, cédant plus au roi en temps de guerre et plus au peuple en temps de paix, empêchant l’un et l’autre de déborder et de tarir. Cette grave conversation indique un esprit politique nourri par le spectacle des affaires, ayant en matière de débats publics et pratiques la supériorité que les Français ont dans les dissertations spéculatives et les entretiens de société. Pareillement, au milieu des sécheresses de sa polémique, éclatent des magnificences subites, un jet de poésie, une prière sortie du plus profond du cœur ; la source anglaise de passion concentrée s’est tout d’un coup rouverte avec une largeur et un élan qu’on ne rencontre point ailleurs :

  1. Préface de la Religio Laïci.
  2. Le mot d’Auguste est charmant ; mais ou ne peut le citer, même en latin.
  3. Treizième épitre.