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parmi les menaces visibles et les haines grondantes de leurs ennemis contenus. Il faut que leur poète soit dialecticien ; comme un docteur d’école, il a besoin de toute la rigueur de la logique ; il s’y accroche en nouveau converti, tout imbu des preuves qui l’ont arraché à la foi nationale, qui le soutiennent contre la défaveur publique, fécond en distinctions, marquant du doigt le défaut des argumens, divisant les réponses, ramenant l’adversaire à la question, épineux et déplaisant pour un lecteur moderne, mais d’autant plus loué et aimé de son temps. Il y a dans tous ces esprits anglais un fonds de sérieux et de véhémence ; la haine s’y soulève, toute tragique, avec un éclat sombre comme la houle d’une mer du nord. Au milieu de ses combats publics, Dryden s’abattit sur un ennemi privé, Shadwell, et l’accabla d’un immortel mépris[1]. Le grand style épique et la rime solennelle vinrent assener le sarcasme, et le malheureux rimeur, par un triomphe dérisoire, fut traîné sur le char poétique où la Muse assied les héros et les dieux. Dryden peignit l’Irlandais Fleknoë, antique roi de la sottise, délibérant pour trouver un successeur digne de lui, et choisissant Shadwell, héritier de son bavardage, propagateur prédit de la niaiserie, glorieux vainqueur du sens commun. De toutes parts, à travers les rues jonchées de paperasses, les nations s’assemblent pour contempler le jeune héros, debout auprès du trône paternel, le front ceint de brouillards mornes, laissant errer sur son visage le fade sourire de l’imbécillité contente. Son père le bénit : « Règne, mon fils, depuis l’Irlande jusqu’aux Barbades lointaines[2]. Avance tous les jours plus loin dans la sottise et l’impudence ; d’autres t’enseigneront le succès ; apprends de moi le travail infécond, les accouchemens avortés. Ta muse tragique fait sourire, ta muse comique fait dormir. De quelque fiel que tu charges ta plume, tes satires inoffensives ne peuvent jamais mordre. Quitte le théâtre, et choisis pour régner quelque paisible province dans le pays des acrostiches. » Ainsi se déploie l’insultante mascarade, non point étudiée et polie comme le Lutrin de Boileau, mais pompeuse et crue, poussée en avant par un souffle brutal et poétique, comme on voit un grand navire entrer dans les bourbes de la Tamise, toutes voiles ouvertes, et froissant l’eau.

C’est dans ces trois poèmes que l’art d’écrire, signe et source de la littérature classique, apparut pour la première fois. Un nouvel esprit naissait et renouvelait l’art avec le reste ; désormais et pour un siècle, les idées s’engendrent et s’ordonnent par une loi différente de celle qui jusqu’alors les a formées. Sous Spenser et Shakspeare, les mots vivans comme des cris ou comme une musique faisaient voir l’inspiration intérieure qui les lançait. Une sorte de

  1. Mac-Fleknoë.
  2. Îles où l’on transportait les condamnés.