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poètes étriqués et des courtisans mal élevés, ne sachant plus rêver et ne sachant pas encore vivre, tantôt plats ou brutaux, tantôt emphatiques ou raides. Pour qu’une belle poésie naisse, il faut qu’une race rencontre son siècle. Celle-ci, égarée hors du sien et entravée d’abord par l’imitation étrangère, ne forme que lentement sa littérature classique ; elle ne l’atteindra qu’après avoir transformé son état religieux et politique : ce sera le règne de la raison anglaise. Dryden l’ouvre par ses autres œuvres, et les écrivains qui paraîtront sous la reine Anne lui donneront son achèvement, son autorité et son éclat.


II. — L’ECRIVAIN.

C’est ici le véritable domaine de Dryden et de la raison classique : des pamphlets et des dissertations en vers, des épîtres, des satires, des traductions et des imitations, tel est le champ où les facultés logiques et l’art d’écrire trouvent leur meilleur emploi. Avant d’y descendre et d’y observer leur œuvre, il est à propos de regarder de plus près l’homme qui les y portait.

C’est un esprit singulièrement solide et judicieux, excellent argumentateur, habitué à digérer ses idées, tout nourri de bonnes preuves longuement méditées, ferme dans la discussion, posant des principes, établissant des divisions, apportant des autorités, tirant des conséquences, tellement que, si on lisait ses préfaces sans lire ses pièces, on le prendrait pour un des maîtres du drame. Il atteint naturellement la prose définitive ; ses idées se déroulent avec ampleur et clarté ; son style est de bon aloi, exact et simple, pur des affectations et des ciselures dont Pope plus tard chargera le sien ; sa phrase ressemble à celle de Corneille, périodique et large par la seule vertu du raisonnement intérieur qui la déploie et la soutient. On voit qu’il pense, et par lui-même, qu’il lie ses pensées, qu’il les vérifie, que par-dessus tout cela naturellement il voit juste, et qu’avec la méthode il a le bon sens. Il a les goûts et les faiblesses qui conviennent à sa forme d’intelligence. Il élève au premier rang « l’admirable Boileau, dont les expressions sont nobles, le rhythme excellent, les pensées justes, le langage pur, dont la satire est perçante et dont les idées sont serrées, qui, lorsqu’il emprunte aux anciens, les paie avec usure de son propre fonds, en monnaie aussi bonne et de cours presque aussi universel. » Il a la raideur des poètes logiciens, trop réguliers et raisonnables, blâmant l’Arioste, « qui n’a su ni faire un plan proportionné, ni garder quelque unité d’action, ou quelque limite de temps, ou quelque mesure dans son énorme fable, dont le style est exubérant, sans majesté ni décence,