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grand rendez-vous littéraire ; les jeunes poètes, les étudians qui sortent de l’université, les amateurs de style se pressent autour de sa chaise, qui est soigneusement placée l’été près du balcon, l’hiver au coin de la cheminée, heureux d’un mot, d’une prise de tabac respectueusement puisée dans sa docte tabatière. C’est qu’en effet il est le roi du goût et l’arbitre des lettres ; il juge les nouveautés, la dernière tragédie de Racine, une lourde épopée de Blackmore, les premières odes de Swift, un peu vaniteux, louant ses propres écrits jusqu’à dire « qu’on n’a jamais composé et qu’on ne composera jamais qu’une belle ode, » sa pièce sur la fête d’Alexandre, mais communicatif, aimant ce renouvellement d’idées que la discussion ne manque jamais de produire, capable de souffrir la contradiction et de donner raison à son adversaire. Ces mœurs montrent que la littérature est devenue une œuvre d’étude, non d’inspiration, un emploi du goût, non de l’enthousiasme, une source de distractions, non d’émotions.

Son public, ses amitiés, ses actions, ses luttes, aboutissent au même effet. Il vécut parmi les grands et les gens de cour, société de mœurs artificielles et de langage calculé. Il avait épousé la fille de Thomas, comte de Berkshire ; il fut historiographe, puis poète lauréat. Il voyait fréquemment le roi et les princes. Il adressait chacune de ses œuvres à un seigneur dans une préface louangeuse écrite en style de domestique, et qui témoignait d’un commerce intime avec les grands. Il recevait une bourse d’or pour chaque dédicace, allait remercier, introduisait les uns sous des noms déguisés dans son Essai sur le Drame, écrivait des introductions pour les œuvres des autres, les appelait Mécène, Tibulle ou Pollion, discutait avec eux les œuvres et les opinions littéraires. L’établissement d’une cour avait amené la conversation, la vanité, l’obligation de paraître lettré et d’avoir bon goût, toutes les habitudes de salon qui sont les sources de la littérature classique, et qui enseignent aux hommes l’art de bien parler[1]. D’autre part, les lettres, rapprochées du monde, entraient dans les affaires du monde, et d’abord dans les petites disputes privées. Pendant que les gens de lettres apprennent à saluer, les gens de cour apprennent à écrire. Bientôt ils se mêlent, et naturellement ils se battent. Le duc de Buckingham écrit une parodie de Dryden, le Rehearsal, et prend une peine infinie pour faire attraper au principal acteur le ton et les gestes de son ennemi. Plus tard Rochester entre en guerre avec le poète, soutient Settle contre lui, et loue une bande de coquins pour lui donner des

  1. « Si quelqu’un me demande ce qui a si fort poli notre conversation, je répondrai que c’est la cour. » Dryden, Défense de l’Épilogue de la Conquête de Grenade.