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loin que Mustapha d’Alger, c’est-à-dire à deux pas de la plage où le bateau m’a débarqué.

Je veux essayer du chez moi sur cette terre étrangère, où jusqu’à présent je n’ai fait que passer, dans les auberges, dans les caravansérails ou sous la tente, changeant tantôt de demeure et tantôt de bivouac, campant toujours, arrivant et partant, dans la mobilité du provisoire et en pèlerin. Cette fois je viens y vivre et l’habiter. C’est à mon avis le meilleur moyen de beaucoup connaître en voyant peu, de bien voir en observant souvent, de voyager cependant, mais comme on assiste à un spectacle, en laissant les tableaux changeans se renouveler d’eux-mêmes autour d’un point de vue fixe et d’une existence immobile. J’y verrai s’écouler toute une année peut-être, et je saurai comment les saisons se succèdent dans ce bienheureux climat, qu’on dit inaltérable. J’y prendrai des habitudes qui seront autant de liens plus étroits pour m’attacher à l’intimité des lieux. Je veux y planter mes souvenirs comme on plante un arbre, afin de demeurer de près ou de loin enraciné dans cette terre d’adoption.

À quoi bon multiplier les souvenirs, accumuler les faits, courir après les curiosités inédites, s’embarrasser de nomenclatures, d’itinéraires et de listes ? Le monde extérieur est comme un dictionnaire : c’est un livre rempli de répétitions et de synonymes : beaucoup de mots équivalens pour la même idée. Les idées sont simples, les formes multiples ; c’est à nous de choisir et de résumer. Quant aux endroits célèbres, je les compare à des locutions rares, luxe inutile dont le langage humain peut se priver sans y perdre rien. J’ai fait autrefois deux cents lieues pour aller vivre un mois, qui durera toujours, dans un bois de dattiers sans nom, presque inconnu, et je suis passé à deux heures de galop du tombeau numide de Syphax sans me détourner de mon chemin. Tout est dans tout. Pourquoi le résumé des pays algériens ne tiendrait-il pas dans le petit espace encadré par ma fenêtre, et ne puis-je espérer voir le peuple arabe défiler sous mes yeux par la grande route ou dans les prairies qui bordent mon jardin ? Ici, comme à l’ordinaire, je trace un cercle autour de ma maison, je l’étends jusqu’où il faut pour que le monde entier soit à peu près contenu dans ses limites, et alors je me retire au fond de mon univers ; tout converge au centre que j’habite, et l’imprévu vient m’y chercher. Ai-je tort ? Je ne le crois pas, car cette méthode, raisonnable ou non, donne aussitôt le plus grand calme en promettant des loisirs sans bornes, et fait considérer les choses d’un regard paisible, plus attentif, pour ainsi dire accoutumé dès le premier jour. Il faut donc que tu saches que je réside à trente-cinq minutes d’Alger, assez loin de la ville, mais pas