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sions de fourrage. Les maisons se voyaient peu : ce qu’on apercevait de loin, au penchant des vignobles et sur la limite de grands champs de blé, perspective absolument nue pendant l’automne, ce qui faisait remarquer cette habitation, qui n’a jamais, que je sache, préoccupé personne excepté moi, c’étaient de vieux noyers dépouilles de bonne heure par les vents salés de la mer et quelques rangées d’ormeaux trapus, dont le fermier ébranchait la tête. Il y avait sous ces arbres une pelouse assez courte, et dans ces arbres quelquefois des oiseaux posés, tels que des huppes, des tourterelles et des ramiers. Quant aux imaginations que je m’étais faites avant qu’il me fût permis d’aller jusque-là, elles se résumaient toutes dans deux sentimens très vagues et d’autant plus perplexes, celui de la distance et celui de l’inconnu. Enfin le jour arriva où des chasseurs que j’accompagnais m’y conduisirent. C’était en octobre ; les champs étaient vides, la campagne dépouillée de ses deux récoltes devenait à la fois plus grave, plus sonore et plus grande. Un oiseau s’envola du petit bois d’ormeaux, — un chathuant, je l’ai compris plus tard en me rappelant cette journée d’émancipation, qui fut en quelque sorte le début et le prologue de mes voyages. Ce jour-là, et comparativement à ma propre taille, la bête que je vis s’envoler me sembla quelque chose d’énorme et d’extraordinaire, avec de grandes ailes soyeuses, le vol léger d’un oiseau tout en plumes, la mine effarouchée d’un oiseau surpris. Le génie inquiet de la solitude, l’idéal ombrageux de l’inconnu ne pouvaient m’ apparaître sous une forme qui fût plus ressemblante à l’esprit visible des chimères, ni prendre une allure plus imaginaire en s’évanouissant pour toujours. À dater de cette première visite, le charme fut rompu, et, soit que tout le mystère du lieu se fût bien réellement envolé à la minute même où j’y mis les pieds, soit qu’il m’eût suffi de grandir pour rectifier mes idées de distance, les choses me parurent beaucoup plus simples, et l’habitude acheva de me montrer que cette maison de fermier ressemblait à toutes les fermes, avec cette différence toutefois que le souvenir persistant de mon illusion lui conservait je ne sais quel indéfinissable attrait. »

Il m’est arrivé ce soir quelque chose de semblable à cette aventure. Le lac, dans ma vie de voyage, représentait ce que la ferme de S. M… a représenté dans la jeunesse de Vandell : quelques centaines de pas pour aller à l’une, six ou sept lieues tout au plus pour venir à l’autre, et dans les deux cas le même désir vague et continu de voir, de connaître et de s’assurer. La solitude a pris la même occasion pour se révéler, presque la même forme pour m’ apparaître ; peut-être s’enfuira-t-elle demain, emportée par des millions d’ailes. Le charme est-il rompu ? Je n’en sais rien, mais je le