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lit abandonné capable de contenir un fleuve. À deux lieues de nous, sur la gauche, s’ouvrait la gorge d’où sort aujourd’hui cette veine épuisée, et qui fut témoin de tant de désastres.

À neuf heures, la poudre parla sans grand effet, et ce furent les seuls coups de fusil de cette journée, préambule insignifiant de la chasse de demain. Une volée de poules de Carthage partit d’un fouillis de cactus semés en désordre autour d’un marabout abandonné, mais fort loin et au premier bruit qui leur parvint du roulement de nos prolonges. Les premiers prêts les tirèrent à toute fortune. La bande ailée, qui sentit le vent du plomb, fit un écart involontaire, comme pour laisser passer la charge, puis serra ses rangs et s’enfuit à tire-d’aile. Le soleil éclaira un moment encore des plumages blanchâtres, et tout disparut.

La poule de Carthage, ou petite outarde, ou canepetière, est un oiseau rare en France, et qui fait l’envie de bien des chasseurs ; voilà pourquoi je te le signale avec quelque déférence dans cette lettre où très exceptionnellement je te parle chasse. Il figure dans nos fastes de province en compagnie d’un oiseau plus vénérable encore, cent fois plus rare et quasi fabuleux : — je veux parler de la grosse outarde, appelée ici houbara, et dont les Arabes eux-mêmes, le peuple le moins chasseur de la terre, s’entretiennent avec curiosité. Shavv, qui lui conteste son identité avec l’outarde, décrit ainsi le houbara : jaune pâle tacheté de brun, ailes noires avec taches blanches, collerette blanchâtre rayée de noir, bec plat comme celui des étourneaux, pieds sans orteils. — Outarde ou non, c’est un fort bel oiseau, d’autant plus beau qu’il est introuvable, d’autant plus envié qu’il est moins difficile encore à rencontrer qu’à saisir, comme l’occasion. Un jour, dans le Hodna, sur les ruines mêmes de la romaine Tobna, je vis deux de ces oiseaux insaisissables s’envoler tout à coup du milieu des décombres ; ils étaient, bien entendu, hors de portée, et, comme si le hasard seul les avait rapprochés dans une amitié d’un moment, les deux oiseaux solitaires se désunirent ; l’un prit à droite, l’autre à gauche, et chacun d’eux, mais isolément, mit le désert entre nous et lui. Pourtant, à quelques jours de là, un houbara fut tué devant moi, et de la façon que voici. Nous voyagions en colonne, précédés d’une avant-garde et de fanfares, et je ne sais comment l’oiseau se laissa surprendre, et puis dérouter. Au lieu de fuir devant la colonne, il rebroussa chemin, et tout à coup apparut au-dessus des bataillons, volant d’un vol lourd et peu rapide, comme s’il avait perdu à la fois toute prudence et tout espoir de fuite, et que l’effroi l’eût paralysé. Il défila ainsi de la tête à l’extrémité de la petite armée ; miraculeusement il allait atteindre l’arrière-garde sans avoir été tiré, quand un cantinier, qui le voyait venir et pre-