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ses ombres blêmes, ses demi-teintes molles ; quelquefois il a fait tomber sur un parasol ouvert quelque chose comme la pesanteur d’un morne et lourd rayon de soleil ; mais plus souvent il se plaît dans les demi-clartés froides, la vraie lumière de Véronèse ; il substitue sans scrupule des campagnes vertes aux horizons brûlés : il prend le paysage comme un point d’appui, une sorte d’accompagnement sourd et profond qui fait valoir, soutient et centuple la sonorité magnifique de ses colorations. Son chef-d’œuvre, dans le genre au moins, est un tableau d’intérieur, blond, clair, limpide, et si nettement écrit, qu’on le dirait exécuté d’un seul trait, d’une seule haleine. Et ce tableau, par sa perfection, témoigne exactement comment l’homme dont je parle a compris l’Orient : son amour du costume, ses scrupules pour l’aspect, enfin le peu de souci qu’il a du soleil et de ses effets. On dit de ses œuvres qu’elles sont belles, mais imaginaires ; on le voudrait plus vrai, plus naïf, peut-être le voudrait-on plus oriental… N’écoutez jamais ceux qui vous parleront de la sorte. Croyez plutôt que ce qu’il y a de plus beau chez lui, c’est l’élément le plus général.

« Le paysagiste, par je ne sais quelle prédestination singulière, était né peintre d’Orient, car on dit qu’il ressemblait lui-même à un Arabe. Le peintre de genre a le goût des pays turcs ; il les aime en raison même de leur originalité. Le peintre d’histoire est un Vénitien qui se délecte avec des sujets contemporains analogues pour la couleur aux souvenirs passionnés qu’il a gardés de ses maîtres. Il est donc le plus traditionnel et le moins oriental des trois, et c’est la plus minime des raisons qui me font l’estimer si grand.

« J’étais au bord de la Seine, un jour de printemps, avec un paysagiste célèbre qui fut mon maître. Il m’expliquait les changemens que l’expérience, l’étude des musées, ses voyages en Italie surtout, avaient apportés dans sa manière de voir les choses et de sentir. Il me disait qu’aujourd’hui il n’apercevait plus que des résumés là où jadis il était enchanté par les détails, et qu’après avoir cherché le particulier, il cherchait maintenant la forme et l’idée typiques. Un berger passa, conduisant sur la berge même de la rivière un long troupeau de moutons qui se profilaient avec des mouvemens souples sur les eaux blanchies par un ciel gris de la fin d’avril. Le berger avait la besace au dos, le feutre noir, les guêtres de cuir d’un conducteur de troupeaux ; deux chiens noirs, très pittoresques de tournure, se traînaient lentement entre ses jambes, car le troupeau marchait en bon ordre. — Savez-vous, me dit mon maître, que c’est une chose très belle à peindre qu’un berger au bord d’un fleuve ? — La Seine avait changé de nom, comme le sujet avait changé d’acception : la Seine était devenue le fleuve. — Qui de nous pourra