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il y a plus, il faudra qu’on les comprenne, car à l’artifice ingénieux de montrer tant de choses nouvelles se joindra pour le peintre voyageur l’obligation d’être catégorique et d’expliquer. Et comme l’attrait de l’inédit correspond à ce malheureux instinct universel de la curiosité, beaucoup de gens, se méprenant eux-mêmes, demanderont alors à la peinture ce que donne exclusivement un récit de voyage ; ils voudront des tableaux composés comme un inventaire, et le goût de l’ethnographie finira par se confondre avec le sentiment du beau.

« En paysage, il se produira des effets semblables, moins évidens peut-être, non moins réels. L’intérêt des lieux éloignés est immense. Il y a un plaisir irrésistible à dire d’un pays que peu de gens ont visité : Je l’ai vu. Vous savez cela, vous qui passez votre vie à découvrir. Il faut être très modeste d’abord, — et c’est déjà une vertu humaine assez rare, — pour dissimuler ses titres de voyageur et ne pas afficher le nom des lieux à côté de celui du peintre. Il faut être plus modeste encore, — et cette modestie-là devient un principe d’art, — pour résumer tant de notes précieuses dans un tableau, pour sacrifier la propre satisfaction de ses souvenirs à la vague recherche d’un but général et incertain. Disons le mot, il faut une véritable abnégation de soi-même pour cacher ses études et n’en manifester que le résultat.

« Mais la difficulté n’est pas là seulement : elle est ailleurs, elle est partout. Le difficile est, je le répète, d’intéresser notre public européen à des lieux qu’il ignore ; le difficile est démontrer ces lieux pour les faire connaître, et cependant dans l’acception commune aux objets déjà familiers, — de dégager ainsi le beau du bizarre et l’impression de la mise en scène, qui presque toujours est accablante, — de faire admettre les plus périlleuses nouveautés par des moyens d’expression usuels, d’obtenir enfin ce résultat qu’un pays si particulier devienne un tableau sensible, intelligible et vraisemblable, en s’ accommodant aux lois du goût, et que l’exception rentre dans la règle, sans l’excéder ni s’y amoindrir. Or, je vous l’ai dit, l’Orient est extraordinaire, et je prends le mot dans son sens grammatical. Il échappe aux conventions, il est hors de toute discipline ; il transpose, il intervertit tout ; il renverse les harmonies dont le paysage a vécu depuis des siècles. Je ne parle pas ici d’un Orient fictif, antérieur aux études récentes qu’on a faites sur les lieux mêmes : je parle de ce pays poudreux, blanchâtre, un peu cru dès qu’il se colore, un peu morne quand aucune coloration vive ne le réveille, uniforme alors et cachant, sous cette apparente unité de tons, des décompositions infinies de nuances et de valeurs, rigide déformes, dessiné en largeur plus souvent qu’en hauteur, très net.