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mouvement très inattendu : je veux parler du besoin des aventures et du goût des voyages. Or notez bien qu’on voyage du moment qu’on s’attache aux diversités de la nature. La distance n’y fait rien. On peut ne jamais dépasser Saint-Denis, et cependant rapporter des bords de la Seine des œuvres que j’appellerai des notes de voyage. On peut au contraire faire le tour du monde, et ne produire que des œuvres plus générales, impossibles à localiser, ne portant ni timbre, ni certificat de distance, et qui sont alors tout simplement des tableaux. En un mot, il y a deux hommes qu’il ne faut pas confondre, il y a le voyageur qui peint, et puis il y a le peintre qui voyage. C’est toute une différence comme vous voyez. Et le jour où je saurai positivement si je suis l’un ou l’autre, je vous dirai exactement ce que je prétends faire de ce pays. »

Nous étions en ce moment sur la place du Marché. Une troupe d’enfans indigènes s’y livraient à un exercice d’adresse et d’agilité dont nos collégiens ont l’habitude, et qui, je crois, est cosmopolite, car on le trouve en Irlande aussi bien qu’en Orient. Le jeu consiste à lancer une boule, ou un bâton, ou n’importe quoi de léger qui puisse être enlevé rapidement et rejeté loin. Chaque joueur est armé d’un bâton, et c’est à qui arrivera le premier pour relever la boule et la lancer de nouveau. Les joueurs étaient de jeunes enfans de huit à douze ans, agréables de visage et déliés de tournure, comme la plupart des petits Maures, avec la physionomie fine, les yeux grands et beaux, le teint aussi pur que celui des femmes. Ils avaient les bras nus, leur cou délicat sortait d’un gilet très ouvert, leur culotte flottante était relevée jusqu’au-dessus du genou pour les aider à mieux courir, et une petite chachia rouge pareille à la calotte des enfans de chœur garnissait à peine le sommet de leur jolie tête chauve. Chaque fois que la boule était atteinte et partait, tous ensemble s’élançaient à sa poursuite côte à côte, en troupeau serré, comme des gazelles. Ils couraient en gesticulant beaucoup, perdant leur coiffure, perdant leur ceinture, mais n’y prenant pas garde, volant directement au but, sans qu’on les vit toucher le sol, car on n’apercevait du pas léger des coureurs que des talons nus agités dans un flot de poussière, et ce nuage aérien semblait accélérer leur course et les porter.

Il était deux heures. Le marché venait de finir, la place était entièrement déserte. Un carré de maisons basses et sans toitures, un ou deux cyprès qui pyramidaient au-dessus des terrasses, la montagne au-delà dont l’horizon dentelé partageait le ciel à plus de moitié, un ciel vide, un grand terrain sans accidens, voilà pour le paysage. Les maisons étaient d’un blanc mat à peine altéré par des écorchures, les cyprès noirs ; la montagne était franchement