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s’inclinait vers elle au couchant ; au levant, les montagnes kabyles qui venaient y mourir ; au-dessus, un ciel net et le soleil, le dieu des idolâtres et le vrai roi de la fête.

Les hommes se pressaient, amassés sur le sable fin du rivage, en uniforme blanc, en multitude épaisse, comme un grand troupeau. Les danses commencèrent vers midi et durèrent jusqu’à la nuit close. L’infernale musique ne cessa pas une seule minute, tant il y avait de gens de bonne volonté pour remplacer les musiciens et les danseurs épuisés. Pendant ce temps, les femmes s’établirent sous les tentes ou près des tentes, et l’on mangea. Au centre du bivouac, sous un pavillon surmonté d’étendards et le plus luxueux de tous, se tenait, à titre de personnage officiel, Vamin des nègres d’Alger. C’est un petit homme maigre, à la barbe frisée, au regard aigu, qui a du diplomate tout ce qu’un homme de sa race peut en avoir. Il était sérieux et affable ; il offrait le café à ceux qui lui paraissaient valoir cet honneur ; à force de rôder autour de lui, je lui parus sans doute quelqu’un de notable, car il m’invita.

J’attendis courageusement jusqu’au soir. Je vis le soleil tomber derrière les collines, et ce fut au milieu de la foule et des musiques que je rentrai chez moi, brisé de lassitude, gorgé de couleurs, mais fort satisfait de ma journée, car je m’imaginais avoir fait provision de lumière pour les jours ténébreux et trop fréquens où l’esprit n’a plus que des vues tristes.


Mustapha d’Alger.

Mâman est mort, Nâman le fumeur de haschisch, celui dont je te disais, au mois de novembre dernier, avec la prévision de sa fin prochaine, qu’il brûlait sa vie dans le fourneau de sa pipe. Je l’ai vu passer hier, dans le champ de manœuvres, sur un brancard et couvert d’un drap rouge. Il était porté par des amis et par des voisins qui, suivant l’usage, se relayaient de minute en minute et conduisaient le mort au pas de course. J’entends par voisins ceux du café, car Nâman n’avait pas d’autre domicile que la boutique enfumée du kaouadji de Si-Mohammed-el-Cheriff. C’est en reconnaissant les figures accoutumées du carrefour que je pris garde à l’enterrement, et je sus que c’était ce pauvre diable, à moitié mort depuis longtemps, qui venait de mourir tout à fait. Il avait continué ses habitudes, rêvant, dormant, fumant à la même place et ne respirant plus d’autre air vital que sa fumée. Il n’était ni plus gai, ni plus triste, ni plus absorbé que d’ordinaire. On le vit le matin prendre sa pipe et l’allumer ; il fit ainsi jusqu’à midi. Le soir, on remarqua qu’il ne fumait pas ; sa pipe était pour toujours éteinte, sa vie aussi !