tudes de la Bresse. « Moi qui devais tant accorder à l’influence des choses
inanimées sur l’homme, je ressentis cette influence autant que créature au
monde peut l’éprouver. Elle me possédait, elle me tyrannisait… Encore aujourd’hui,
je me sens le fils de nos grands horizons dépeuplés, de nos landes,
de nos bruyères, de nos sillons de pierres de granit roulées dans la Grau,
de nos maremmes inhabitées, de nos étangs solitaires, lacs boisés qu’aucun
vent ne ride jamais, et dont la sérénité est si trompeuse… Toute ma jeunesse
a été embarrassée, enveloppée de cette influence d’une nature primitive,
qui n’était pas encore domptée, réglée, asservie par l’homme. Elle agissait
sur moi en souveraine… J’étais égaré dans un vague infini tracé autour
de moi. Quel long circuit avant de revenir à un point précis, à un objet distinct !
Quels efforts pour me régler, quand tout était déréglé autour de moi,
quand les choses ne m’offraient que l’image d’un monde où la main de l’homme
ne se faisait presque pas sentir ! Je méprisais l’art comme un artifice. Tout
ce qui n’était pas inculte me semblait apprêté. On m’accusait de vague, de
germanisme ; que n’accusait-on aussi les lieux, les choses, les bruits indistincts,
les plages sans bornes, les nuées, filles voilées, vagabondes, de nos
lacs souterrains ? Voilà mes vrais complices. C’était beaucoup d’échapper au
vertige. » Cette dangereuse ivresse des solitudes et des brouillards, M. Edgar
Quinet la ressentit au moment même où il allait entrer dans le domaine de
la pensée et se préparer à sa carrière d’écrivain. Hélas ! sous une forme ou
sous une autre, chacun a ses nuages et ses brumes dont il faut se dégager.
Toute la vie est une marche vers la lumière. Pour la société comme pour
les individus, il y a des saisons et des climats redoutables. Heureux celui qui
connaît si bien son mal ! M. Quinet ne craint pas de décrire le sien avec une
poignante exactitude, parce qu’il s’en affranchit de jour en jour… Et nous-mêmes,
nous tous, dans quelque ordre que ce soit, écrivains ou citoyens,
si nous traversons aussi des maremmes, si le matérialisme nous envahit,
saurons-nous retrouver la lumière et reprendre goût à la vie ? Ces réflexions
naissent ici naturellement ; un souffle moral anime ces pages touchantes.
J’aurais pu signaler dans les confidences de M. Quinet des scènes variées,
des tableaux pleins de grâce, des portraits vivement tracés, et qui se gravent
dans le souvenir : ici les portraits de famille, figures austères et douces,
là les profils des professeurs de Lyon, les joyeuses silhouettes des écoliers
du collège, Jules Janin, le docteur Trousseau, et M. Jayr, l’un des derniers
ministres de la monarchie de Louis-Philippe. J’aurais pu citer de belles pages
sur les premières lectures de l’auteur, sur son amour du génie italien, sur
son goût des sciences exactes, sur le ravissement que lui causait la « pureté
incorruptible de la géométrie et cette langue de l’algèbre, mystérieuse et lumineuse,
la langue du dieu de l’esprit. » J’ai mieux aimé mettre en relief
ce qui est le fond de l’ouvrage, l’inspiration virile de l’écrivain, l’effort continu
d’un esprit qui cherche la vérité, et qui, pour l’atteindre avec fruit,
veut s’élever d’abord à la pleine possession de lui-même. saint-rené taillandier.
V. de Mars.