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malgré le luxe de ses citations, ignore absolument les questions qu’il veut traiter. Mais passons sur l’incompétence des écrivains atteints de l’anglophobie; supposons qu’ils atteignent l’objet qu’ils poursuivent, supposons qu’ils réussissent à persuader à la France que l’Angleterre serait hors d’état de nous résister : pensent-ils qu’ils auraient rendu un grand service à leur pays? Nous croirions à notre force, nous serions convaincus de la faiblesse de nos rivaux. Endormis dans le sentiment d’une supériorité imaginaire, à quel désastreux réveil ne nous exposerions-nous point? Le procédé des Anglais est entièrement différent de celui qu’emploient chez nous leurs ennemis. Plus fiers et plus pratiques, plus appliqués à combler leurs lacunes et à accroître leurs ressources, ils dénoncent eux-mêmes avec fracas leurs défauts, leurs vices, les points faibles de leur organisation politique et militaire, et par contre ils exagèrent systématiquement les avantages de leurs rivaux. Telle est la tactique anglaise; nous voudrions qu’elle lut imitée chez nous, et, si l’on veut, nous allons donner l’exemple. C’est la légitime ambition de la France d’agrandir sa marine. Nous avons sans doute une magnifique escadre; mais la force maritime d’un peuple n’est point seulement dans le matériel naval dont il a la disposition actuelle : elle réside surtout dans l’abondance et l’organisation des ressources qui lui permettraient de renouveler promptement ce matériel en cas de guerre. Que l’on compare à ce point de vue la situation de l’Angleterre et celle de la France. Le tonnage de la marine marchande anglaise est quatre ou cinq fois plus considérable que le tonnage de la marine marchande française. La conséquence pratique de cette différence est celle-ci : la nation qui, par ses chantiers de construction, entretient un tonnage commercial quatre ou cinq fois plus considérable est une nation qui a quatre ou cinq fois plus de ressources que sa rivale pour renouveler en temps de guerre son matériel naval. Est-il patriotique de dissimuler sur ce point notre infériorité, et la dissimuler, ne serait-ce point s’y résigner avec une triste abnégation? Ayons donc le courage de voir où est notre faiblesse, et nous aurons peut-être aussi le courage et la force de travailler au moins à la faire disparaître. Il n’y a qu’un seul moyen, c’est de nous occuper de notre marine marchande. Sans doute la marine marchande d’un pays doit être proportionnée à l’importance de son commerce extérieur : la marine marchande française reste bien en-deçà de cette proportion ; mais, au lieu de l’encourager et d’exciter ses efforts, nous l’entravons dans son développement. Nos constructeurs ne peuvent soutenir la concurrence étrangère qu’à une condition, c’est qu’ils ne paieront point les matières qu’ils emploient plus cher que leurs concurrens. Une des matières les plus importantes dans les constructions navales, c’est le fer. Or que se passe-t-il en ce moment? Les décrets qui avaient dans ces dernières années abaissé les droits sur les fers sont périmés. Le système protecteur reporte ses faveurs sur les maîtres de forges, au détriment des constructeurs maritimes, et au préjudice, on le voit, d’un des premiers intérêts de la puissance et de la sécurité nationale, au préjudice de l’intérêt qu’a la France, dans l’hypothèse d’une guerre avec l’Angleterre, d’assurer sur la plus vaste échelle l’entretien et le renouvellement de son matériel naval. Voilà des aperçus que l’on ne rencontre point dans les vulgaires pamphlets que produit l’anglophobie, anglophobie qu’attise d’ailleurs de toutes ses forces le parti prohibitioniste. Soyons jaloux des Anglais, nous