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lire des passions, la brutalité de l’ignorance, l’orgueil de la force, non-seulement cette fourbe puissante qui fait de l’erreur et de la sottise ses meilleurs instrumens, mais l’imagination chimérique, mais l’excusable crédulité, le respect aveugle des illusions établies, la fidélité aux souvenirs, l’honnêteté craintive, la vertu découragée et jusqu’à l’indignation de l’honneur peuvent inspirer aux hommes un mépris ou une défiance de leur pensée qui, même sous les beaux noms de modestie ou d’expérience, n’est qu’abdication et déchéance, ingratitude envers ce que le ciel a fait pour eux, reniement de la vérité. Haïr la raison, c’est prendre en haine ce qui nous fait hommes et abandonner le monde à l’insolence du fait. Et cependant que vaudrait la vie, à quel appui recourir au milieu de tant de revers qui troublent et qui abattent, s’il n’y avait quelque chose de stable, de supérieur aux vicissitudes accidentelles d’un monde changeant, un bon, un droit, un vrai, objet de l’immortel amour de l’âme ? Mais il ne suffit pas de croire au Dieu caché derrière les nuages et d’espérer dans une éternelle raison inaccessible ici-bas à nos regards. Il faut, si l’on veut faire autre chose qu’errer sur la terre au hasard, croire que sur la terre descendent les rayons de l’astre voilé. Il faut demeurer fidèle à cette généreuse croyance qui, il y a trois siècles, s’est levée tout à coup comme l’espérance terrestre du genre humain : c’est que, désormais et chaque jour plus libre, son esprit, connaissant mieux et sa force et ses droits, façonnera de plus en plus le monde social à son image, et, fait pour la vérité, rendra tout, lois, sciences, mœurs, gouvernemens, de plus en plus conforme à la vérité. Voilà la foi que nos pères nous ont laissée, celle pour laquelle le sang le plus pur a coulé, celle qui peut triompher de tout, excepté de la lâcheté des esprits faibles. Des apparences nous trompent, des regrets nous abattent ; mais au fond rien n’est changé, le monde est le même, tout y est toujours incertain, difficile. Il ne valait pas mieux alors qu’on espérait ; mais, aujourd’hui comme alors, il reste toujours qu’il n’y a de vrai que la vérité, de raisonnable que la raison. Ce n’est que pour elle qu’il est bon de tenter quelque chose. L’ignoriez-vous, que tout était difficile ? J’aime cette parole de Vauvenargues : « Le monde est ce qu’il doit être pour un être actif, c’est-à-dire fertile en obstacles. »

Charles de Rémusat.