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longtemps arrêtée. Le Libéria, cela est démontré, ne peut fournir à l’émigration un nombre sérieux de travailleurs libres. Quant aux autres populations noires, elles n’ont aucun penchant pour l’émigration. « Aucun homme n’ira de lui-même à l’émigration, » disait naïvement le chef d’une de ces tribus, le roi de Calabar, dans une lettre lue par lord Brougham à la chambre des lords. Ce sont donc ces petits chefs qui, à l’exemple du roi de Calabar, se font les pourvoyeurs des recruteurs d’émigrans. En réalité, ils vendent des émigrans comme autrefois ils vendaient des esclaves. Qui pourrait sur ce point être dupe des mots, lorsqu’on voit le traitement qui accompagne et attend à bord ce malheureux bétail humain ? Singuliers engagés volontaires que l’on conduit au navire, les mains liées derrière le dos ! Étrange liberté qui choisit ses instrumens dans des monceaux de chaînes et de fers ! Mais s’il n’y a pas réellement d’engagemens volontaires, si les nègres ne sont fournis aux recruteurs que par les rois de la côte africaine, comment ces petits despotes sauvages se procureront-ils eux-mêmes la marchandise humaine qu’on leur demande et qu’on leur paie ? Par violence ou par ruse, par des guerres féroces, par des crimes : la conclusion est inévitable, et ce n’est point là une simple conjecture. Les faits qui établissent cette odieuse corrélation entre le système des engagemens et les désordres qui sont l’accompagnement obligé de la traite ne manqueront point à l’enquête annoncée. On peut voir un échantillon attristant des faits de cette nature dans une remarquable étude sur la traite des esclaves en 1858 que renferme le dernier numéro de l’Edinhurgh Review.

Or l’Afrique mérite aujourd’hui d’autres traitemens de la part des nations civilisées. Ce siècle sera celui des grandes explorations et des grandes campagnes dans l’intérieur du continent africain. De toutes parts, l’Afrique est entamée. Tantôt ce sont d’héroïques voyageurs qui percent ses brûlantes solitudes, qui traversent ses populations barbares, et viennent glorieusement, comme Barth et Livingstone, apporter à l’Europe le fruit de leurs fécondes observations ; tantôt ce sont les gouvernemens européens eux-mêmes qui prennent pied sur ce continent, pressentant bien la belle moisson que promettent à l’avenir ses richesses inexploitées. Pour ne parler que de la France, nous attaquons l’Afrique par le nord et par l’ouest : nous y avons l’Algérie, dont il est permis de tout attendre ; nous y avons le Sénégal, où, sous l’active et heureuse administration de M. Faidherbe, s’agrandit chaque jour notre influence. Est-ce au moment où la France doit y poursuivre des desseins généreux et grandioses que nous pourrions de sang-froid contredire notre œuvre principale en perpétuant en Afrique, avec les perturbations qui accompagnent la traite, un foyer incessant de barbarie ? Le sol de l’Afrique est favorable à toutes les productions coloniales. Les noirs, lorsque la traite les laisse en repos, s’adonnent, au contact du commerce européen, à la culture et aux fructueux échanges. Pourquoi irait-on transplanter malgré elle cette race, lorsqu’elle peut tirer de son propre sol, sous l’influence humaine et pacifique du commerce régulier, les richesses qu’on la condamnait autrefois à exploiter ailleurs au prix de sa liberté ? Il suffit de signaler ce contre-sens à l’opinion française pour que le système des engagemens n’inspire qu’une médiocre confiance. Du reste, même avant que l’opinion fût