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peinture de la civilisation des deux ou trois derniers siècles de la France et de l’Angleterre. C’est assurément ce qu’il a fait de mieux. La critique a pu relever des assertions hasardées, des jugemens trop absolus, des inexactitudes même. L’ensemble n’en reste pas moins instructif, intéressant, riche en faits et en idées, et il y a bien de la vérité dans cette appréciation générale de la civilisation moderne. Or ici l’auteur s’est-il astreint à la méthode exclusive qu’il semblait prescrire dans ses premiers chapitres ? A-t-il dédaigné de puiser à toutes les sources historiques où puisaient ses devanciers ? Fait-il abstraction des gouvernemens, des lois, des religions, des lettres, pour expliquer les progrès de la société, c’est-à-dire de la nature humaine, en Angleterre et en France ? Nullement ; il ne dédaigne même pas de mentionner les individus : Guillaume le Conquérant, Henri VIII, Élisabeth, Guillaume III, Hobbes, Locke, Smith, Richelieu, Louis XIV, Descartes, Voltaire, cent autres sont appelés à rendre compte au lecteur de leur œuvre et de leur influence. Les choses humaines sont remises à leur place et vues dans leur jour. Un passage m’a frappé : point de philosophe à qui ce que M. Buckle dit de Descartes ne doive aller au cœur. Il le place au sommet de son siècle, notre maître à tous, celui dont la méthode, je cite les termes, reposait uniquement sur la conscience que chaque homme a des opérations de son propre esprit. Cette méthode est-elle donc si mauvaise ?

Ces observations n’ont point pour but de relever chez un écrivain distingué des inconséquences qui ne sont au contraire que les preuves d’une juste et haute raison : elles montrent que, toutes les fois que M. Buckle échappe aux étreintes de l’esprit de système, il se montre ce qu’il est, capable de voir à fond la vérité. Qu’il ne croie pas en effet que nous ayons envie de lui contester son principe suprême, quoique nous lui contestions quelques vues qu’il a prises peut-être pour des principes. Au-dessus de toutes ces considérations partielles qu’il érige en idées absolues, au-dessus même de cette méthode d’investigation scientifique dont il n’a pas tort d’exalter la valeur, mais dont il exagère l’importance en lui décernant l’universalité, plane dans son esprit et dans son livre une idée supérieure à tout le reste : c’est la foi dans la raison, c’est la conviction que la raison est la légitime maîtresse des choses humaines, et que sa souveraineté est la source de tout bien.

Grâces soient rendues à tous ceux qui rappellent aux hommes et leur plus beau titre et leur plus sûre sauvegarde ! Il est une maladie de l’esprit que Platon regarde comme le vrai fléau de la sagesse, c’est la haine de la raison, triste faiblesse à laquelle nous nous laissons entraîner pour bien des causes diverses ! Non-seulement le dé-