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pour les avérer et les apprécier comme causes et comme effets, la méthode scientifique ait un grand prix, parce qu’elle a des règles communes avec la critique historique ; mais elle n’a été pour rien dans les faits mêmes, dans leurs innombrables conséquences, et si en les étudiant nous apprenons à connaître la nature humaine, ce ne sera pas pour y avoir puisé d’excellens documens en chiffres sur le mouvement de la population contemporaine. Si je tiens à la connaître, cette curieuse nature humaine, que préférerai-je ? Le compte exact des suicides anonymes de la population de Rome entre l’an 706 et l’an 712 de sa fondation, ou seulement le récit du suicide de deux individus qui se nommaient Caton et Brutus ? Mon choix ne sera pas douteux. Mais les faits généraux de l’histoire eux-mêmes ne sont ni des lois abstraites, ni des formules scientifiques, et nous révèlent pour la plupart toute autre chose que des progrès de l’esprit de doute et d’examen. Il s’agit de savoir quelle impulsion chassait incessamment d’Orient en Occident ces races guerrières qui ont envahi et transformé l’Europe. Je voudrais connaître comment le droit romain s’est conservé au moyen âge et quelle action il a exercée sur les mœurs, les idées et les institutions. On me demande pourquoi les conquérans de l’Occident ont été convertis par les vaincus, tandis que les vaincus de l’Orient ont reçu la religion des vainqueurs, c’est-à-dire pourquoi le christianisme règne à Rome et l’islamisme à Constantinople ? Voilà autant de questions qui rentreraient difficilement dans le cadre où certains principes de M. Buckle semblent renfermer la science historique, et qui sont solubles au contraire par les méthodes jusqu’ici reçues en histoire. On ne dira pas apparemment qu’il faut les négliger, et laisser le passé comme impénétrable. Le présent est tout plein du passé. Les migrations conquérantes des mille tribus qui se sont mêlées aux ancêtres de toutes les nations vivantes, le droit romain, la religion chrétienne et ses constitutions diverses, le mahométisme et son empire, ne sont pas choses indifférentes au sort actuel de l’humanité, et l’état du monde est une énigme pour qui n’en sait pas l’histoire. Or cette histoire, j’en suis bien fâché, se compose d’individualités et d’événemens, de races et de nations, de guerres, de lois, d’arts, de gouvernemens, d’une foule de choses qui ont eu une forme, une date, un lieu, qui ne sont point des abstractions, et il est aussi impossible d’écrire l’histoire de la civilisation sans les connaître dans le concret, non dans l’abstrait, que d’expliquer les effets sans les causes, et de supprimer de l’astronomie la connaissance des astres.

Cela est si vrai que M. Buckle en a fait l’expérience. Nous pourrions lui citer son propre exemple et l’opposer à lui-même. Son histoire dément sa philosophie. La majeure partie de son livre est la