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quer, car il ne pouvait entrer dans sa pensée, même au plus fort de son indignation contre les grands propriétaires qui ne remplissaient pas leurs devoirs, de les dépouiller et de les tuer; la condamnation sévère qu’il porte plus loin sur les excès de la révolution, quand il en est témoin, ne peut laisser aucun doute.

Qu’aurait donc fait Arthur Young, et que pouvait la loi pour faire danser, comme il le dit, tous ces grands seigneurs ? Il suffisait de leur enlever leurs privilèges, et de les obliger, comme tout le monde, à payer leurs dettes : c’est ce qu’avait fait la déclaration du 4 août. Une liquidation aurait produit tout l’effet utile des mesures révolutionnaires, sans aucun mélange criminel. Beaucoup de ces grands domaines se seraient fondus pour parer aux charges accumulées par un désordre séculaire. C’est ce qui est arrivé pour quelques-uns de ceux qui n’ont pas émigré, car toutes les propriétés nobiliaires vendues pendant la révolution ne l’ont pas été révolutionnairement, et il en est qui ont disparu tout simplement par suite de mauvaises affaires.

Il ne faut pas non plus que la France nouvelle se montre trop sévère envers l’ancienne. Rien de plus beau assurément que cette grande pensée qui, en supprimant tous les ordres, n’a fait qu’une nation homogène de ces corps séparés et hostiles; mais tout n’était pas également mauvais dans la vieille société, et ne méritait pas également d’être condamné. Le plus puissant élément de cette constitution séculaire, c’était, malgré les apparences, le tiers-état, et il l’a bien prouvé; mais en prenant fièrement sa place à la tête des anciens privilégiés, en les attirant, en les confondant dans son sein, rien ne le forçait à méconnaître les services qu’ils avaient rendus et qu’ils pouvaient rendre encore. L’ancien clergé, malgré des abus qu’il déplorait lui-même, était par ses lumières le premier de l’Europe; on ne voit pas que ceux qu’il élevait fussent si mal élevés, car la grande génération de 1789 sortait de ses écoles. Quand le jour des épreuves est venu pour lui, il a préféré l’exil et la mort aux lâches complaisances, et après avoir salué un des premiers la liberté légale, il a un des premiers protesté contre l’oppression révolutionnaire. La noblesse aussi avait de grands torts, mais elle avait en même temps de grands mérites; c’est à elle surtout qu’ont nui ses défauts, ses qualités ont servi la nation entière. Elle était brave jusqu’à la folie; ces soldats plébéiens qui étonnent de nos jours le monde par leur fougue intrépide ne font que suivre la trace des gentilshommes d’autrefois. Si beaucoup d’entre eux se déshonoraient par des bassesses de cour, d’autres vivaient loin de Versailles, à l’armée ou dans leurs terres, et s’ils y commettaient la faute énorme de s’isoler dans leur orgueil, ils s’y montraient du moins animés d’un vif sentiment d’honneur.