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On croit en général l’ancienne noblesse plus riche qu’elle n’était. Elle possédait nominalement un quart environ du sol, mais si négligé, si mal administré, si grevé de dettes de toute sorte, que le revenu net était presque nul. Un très petit nombre de grands seigneurs avaient des biens immenses, des charges de cour, des pensions, qu’ils dépensaient à Versailles dans un luxe extravagant; le reste végétait pauvrement, dans de petits fiefs de campagne, qui ne valaient pas souvent beaucoup plus de 2,000 ou 3,000 francs de rente. Le sot préjugé qui leur imposait l’obligation de vivre noblement, c’est-à-dire de ne rien faire de lucratif, au milieu des progrès d’un tiers-état industrieux, les avait réduits avec le temps à une véritable gêne, et beaucoup d’entre eux ne disaient que trop vrai quand ils se plaignaient qu’en leur enlevant leurs redevances féodales, leur droit de garenne et de colombier, on leur ôtât leurs moyens d’existence. Beaucoup de ces modestes châtellenies sont encore debout, et on peut juger, par leur intérieur comme par leurs dépendances, du genre de vie qu’on y menait.

La distribution même de l’indemnité de 1825 donne la preuve de cette pauvreté. Quand on parcourt la liste des indemnisés, on en trouve quelques-uns qui ont reçu un million et au-delà; mais on en voit en même temps beaucoup qui ont reçu moins de 1,000 fr.; le plus grand nombre des indemnités ne dépasse pas 50,000 fr. Il s’en faut d’ailleurs que tous les riches eussent émigré; parmi ceux qui ont eu leurs biens confisqués, se trouvaient beaucoup de bourgeois et même de pauvres paysans, comme il est facile de s’en assurer par le chiffre plus que modeste de leurs indemnités. Ce n’est pas la vente de ces petites propriétés qui aura beaucoup contribué à diviser le sol; il en était, surtout en Alsace, au-dessous de 100 et même de 50 fr.

Telle était la condition déplorable où l’action des deux derniers règnes avait réduit la noblesse française, que ceux même qui avaient le plus conservé l’apparence de grandes fortunes n’en tiraient aucun produit. Leurs châteaux héréditaires tombaient en ruines, leurs terres restaient incultes. « Toutes les fois, dit Arthur Young, que vous rencontrez les terres d’un grand seigneur, même quand il possède des millions, vous êtes sûr de les trouver en friche. Le prince de Soubise et le duc de Bouillon sont les deux plus grands propriétaires de France, et les seules marques que j’aie encore vues de leur grandeur sont des jachères, des landes et des déserts. Ah! si j’étais seulement pendant quelques jours législateur de France, comme je ferais danser tous ces grands seigneurs! » Arthur Young ajoute en note qu’il avait eu plus tard, après les événemens accomplis, envie d’effacer ce passage, mais qu’il l’avait laissé comme témoignage de l’impression du moment. Il aurait dû faire plus, il aurait dû l’expli-