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tion ? S’il ne décrit que ce monde aux mœurs élégantes et à demi étrangères où apparaît le reflet de tout ce qui vit en Angleterre et en France, il ne sera qu’une œuvre artificielle, une pâle imitation, ou, mieux encore, une traduction servile et inintelligente. Si, par un effort nouveau, il cherche à naturaliser au-delà des Pyrénées l’analyse psychologique, l’étude abstraite de l’âme humaine, il ne sera qu’une œuvre obscure et incompréhensible. René et Obermann n’ont point en Espagne de frères inconnus prêts à recueillir et à savourer leurs mélancoliques confidences. Les inquiétudes de l’âme solitaire et la philosophie de la tristesse n’ont point de place sous ce ciel de l’Andalousie, dont la chaude clarté est faite pour chasser tous les fantômes. Le roman, au contraire, peut être vrai et original en Espagne, si, échappant à cette atmosphère factice, il va s’inspirer des mœurs nationales elles-mêmes, de ces mœurs que les influences nouvelles gagnent déjà de toutes parts, mais qui résistent encore à l’invasion, et se laissent apercevoir dans ce qu’elles ont d’ingénu, de vigoureux et de profond.

Dans un des récits de Fernan Caballero, il y a une scène ou divers personnages se mettent à l’œuvre pour composer ensemble un roman ; mais comment fera-t-on ce roman ? Il faudra tout d’abord qu’il n’y ait ni adultères, ni suicides, ni travestissemens de l’Evangile, ni aventures incroyables ; ce ne sera pas non plus une histoire fantastique ou sentimentale. Que reste-t-il donc ? « À mes yeux, dit un personnage, il y a deux genres qui nous conviennent, le roman historique et le roman de mœurs. Celui-ci est le roman par excellence ; chaque nation devrait avoir ses récits en ce genre. Ecrits avec exactitude, avec un véritable esprit d’observation, ils aideraient beaucoup à l’étude de l’humanité, de l’histoire, de la morale pratique, à la connaissance des localités et des époques. Si j’étais la reine, je commanderais d’écrire un roman de mœurs dans chaque province, sans rien laisser à observer et à rapporter. — Oui, ajoute un interlocuteur, ce serait une nouvelle espèce de géographie… » Fernan Caballero est justement ce conteur de la vie domestique et populaire, ce géographe moral de l’Espagne, le fidèle et sympathique révélateur d’un monde inconnu, au-dessus duquel passent les agitations politiques, comme ces nuages qui flottent au-dessus des vallées dont ils voilent les sinuosités et les aspects.

Il est un moment où le génie intime des races semble chercher une expression suprême et attend un historien qui l’interroge, qui ait le don de le comprendre et de l’interpréter. L’Écosse a eu Walter Scott. Depuis que l’auteur de Wawerley a paru au commencement de ce siècle, on s’est pris d’un amour singulier pour le roman historique ; on n’a pas vu que le genre en lui-même pouvait être dé-