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notre obligée pour le passé, ne croyant plus avoir besoin de nous pour l’avenir.

Nous nous souvenons de la vive et profonde rancune que le traité du 15 juillet 1840, qui réglait sans la France la question égyptienne, excita en France contre l’Angleterre. Et pourtant, il faut bien le dire et le redire, l’Europe, même en se séparant de nous et en nous excluant, tenait grand compte de nos conclusions, puisqu’elle nous accordait la principale, c’est-à-dire l’hérédité en Égypte, et qu’elle ne nous refusait que l’accessoire, le pachalik viager de Syrie. Le traité du 15 juillet 1840 était plutôt une brillante intrigue russe, un échec personnel procuré à la dynastie de 1830, que ce n’était une défaite diplomatique de la France en Orient. Nous sommes très persuadé qu’aucune puissance en Europe ne veut ménager d’échec ou de désagrémens personnels à l’empereur Napoléon III. On s’est étudié au contraire à lui témoigner toute sorte d’empressemens ; mais dans l’affaire des principautés, la politique de l’Autriche et de l’Angleterre n’a rien cédé, ni sur la question principale ni sur la question accessoire. Au congrès de Vienne, comme le roi de Danemark, qui avait perdu la Norvège et n’avait rien obtenu en dédommagement, prenait congé de l’empereur de Russie, Alexandre lui disait avec une politesse consolatrice : « Vous emportez d’ici tous les cœurs. — Oui, mais pas une âme, » répondit spirituellement le roi. La France, au congrès de 1858, ne voulait ni conquête ni agrandissement ; elle ne demandait pas une âme de plus, elle ne demandait que justice pour les principautés : elle ne l’a pas obtenue. Elle a droit de s’en plaindre ; elle a droit de se trouver blessée de l’ingratitude dont la Turquie s’est faite le triste et aveugle instrument. La France ne demandait pas qu’on lui payât sa gloire ; mais elle peut trouver étrange qu’on ne veuille la payer qu’avec sa gloire, quand, pour prix de cette gloire, qui a sauvé l’équilibre européen, et qui surtout a sauvé la Turquie, elle ne demandait que le prix le plus désintéressé du monde, l’indépendance et le bonheur d’une nation chrétienne.

L’Europe peut croire qu’avec des politesses et des éloges on satisfait aisément la France. C’est une erreur ; elle a des rancunes instinctives et durables. Je sais bien que ce n’est point à l’Angleterre surtout que nous devons savoir mauvais gré du déni de justice fait aux principautés et du déni d’égards fait à la France. Il y a deux puissances que notre intervention en Orient avait plus particulièrement servies, l’Autriche, en faisant reculer la Russie, sa puissante libératrice de 1849, la Turquie, en la sauvant de la conquête et de l’asservissement. Ce sont ces deux puissances qui se sont surtout montrées ingrates envers la France. Personne n’a autant gagné que