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fréries libres prêtent le serment de ne jamais toucher aux boissons fermentées, si ce n’est dans les cas de maladie et sur l’ordre du médecin. Les sociétés de tempérance ont sans doute jugé qu’il fallait dépasser le but pour l’atteindre : il n’en est pas moins vrai que cette extrême austérité nuit au développement de telles institutions. Plusieurs moralistes anglais, sans rejeter les services de cette propagande utile, comptent avant tout sur les progrès de l’éducation pour combattre un vice destructeur de la dignité humaine. Il est reconnu dans la Grande-Bretagne que l’ivrognerie est le plus souvent le fruit amer de la misère et de l’ignorance. La diffusion des lumières et du bien-être extirperait donc, il est permis de le croire, l’abus des liqueurs spiritueuses et fermentées sans en proscrire l’usage.

Les teetotallers, qui sont d’ailleurs d’origine américaine, enlèveraient, s’ils réussissaient jamais complètement, aux mœurs anglaises le cachet qui les distingue. La bière confirme les amitiés par un signe visible, elle aide et sanctionne les transactions commerciales ; enfin elle n’est point même étrangère aux affaires de l’état. Dans les temps d’élection, les public-houses revêtent les couleurs d’un des deux ou trois candidats entre lesquels hésitent les suffrages. Il est curieux de voir alors ces maisons couvertes de bas en haut par des bandes de papier et des affiches peintes sur lesquelles s’épanouit en grandes lettres le nom de l’homme politique adopté par la taverne. Chacun de ces établissemens est alors le théâtre de discussions animées, quelquefois orageuses. On y distribue en masse des professions de foi, des lettres aux électeurs. Ces intérêts solennels associés aux habitudes vulgaires de la vie donnent aux mœurs publiques un caractère de grandeur et d’originalité qui n’appartient qu’aux peuples libres. Si le candidat appuyé par la taverne sort victorieux de la lutte, l’établissement prend sa part du triomphe, et l’élection est baptisée par de nombreuses rasades, non sans accompagnement de toasts[1]. Dans plusieurs villes de la Grande-Bretagne, un public-house choisi par les confrères sert de rendez-vous à l’une des nombreuses sociétés d’amitié (friendly societies) qui existent dans les classes ouvrières et agricoles. Le but de ces institutions d’assurance mutuelle est de soutenir, au moyen de contributions hebdomadaires, l’ouvrier malade, de servir, en cas de mort, une pension à la veuve et aux enfans. J’ai assisté avec intérêt à plusieurs de leurs fêtes, où se trouvaient réunis les foresters, les odd fellows et les shepherds, —

  1. Je me souviens d’avoir un jour rencontré dans Olborn, à la vitre d’un public-house, une affiche dans laquelle on donnait les résultats d’un premier tour de scrutin. Il s’agissait d’une élection municipale. Le nom du vainqueur était écrit avec le nombre des votes en caractères énormes, le nom du vaincu avec le nombre des votes en caractères microscopiques.