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gnerie, fille de l’oisiveté, en lui opposant de puissans moyens de diversion dans la vue et l’étude, même superficielle, des objets d’art, qui élèvent l’âme. En Écosse, quelques restrictions partielles ont été apportées dans ces derniers temps au commerce des liqueurs fortes, et cette limite légale paraît avoir exercé une influence assez heureuse sur les mœurs de la population[1]. Les Anglais au contraire repoussent tout ce qui leur semble gêner la liberté individuelle, et vous auriez de la peine à les convaincre qu’on puisse rendre un peuple sobre par un acte du parlement. Le gouvernement connaît le mal, il en gémit; mais il ne se croit ni le droit ni peut-être la force de le réprimer, et il laisse aux sociétés de tempérance le soin d’intervenir dans une question de moralité publique. Les teetotallers constituent une confrérie qui a dans chaque ville ses centres de réunion, ses statuts, ses moyens de propagande, tels que livres et journaux. J’ai suivi quelques-uns de leurs meetings au thé : ce sont des séances intéressantes, dans lesquelles on entend certaines confessions publiques faites par d’anciens ivrognes convertis. Ils racontent, avec une simplicité qui ajoute au caractère dramatique de tels aveux, les sensations d’un homme poussé, les jeux ouverts et la volonté enchaînée, vers un précipice sans fond; l’espèce de stupeur avec laquelle ils assistaient à leur propre ruine ; la nature de leurs songes, dans lesquels, à la suite des ardeurs de la fièvre, ils s’imaginaient se désaltérer pendant la nuit à un courant d’eau pure; enfin leur lutte impuissante contre le démon des habitudes invétérées, suivie d’un état de ténèbres, de trouble et d’anéantissement moral, où la raison ne les visitait plus que pendant l’ivresse. Ces révélations ouvrent de sombres perspectives sur l’intérieur de certains ménages anglais, les enfans qui pleurent parce qu’ils n’ont point de pain, la mère comptant dans la nuit avec les battemens de son cœur les minutes, les heures que l’homme passe au cabaret, les vêtemens et le linge, fruits des épargnes de la femme, impitoyablement jetés au feu par les mains du délire aveugle. À ces sombres tableaux on oppose, comme contraste et comme motif d’encouragement, les exemples d’ivrognes rachetés, délivrés, régénérés par la société de tempérance. De malheureux ouvriers bien connus, dont la vie n’était que dissipation, misère et accablement d’esprit, ont retrouvé dans des habitudes nouvelles la force, le bien-être, la paix du foyer, l’estime du monde. Quelques-uns d’entre eux sont maintenant établis, dirigent des ateliers, des fermes, et placent à la caisse d’épargne ou achètent de la terre. Les membres de ces con-

  1. Le nombre des cas d’ivresse signalés par la police dans dix-sept des principales villes d’Écosse s’est abaissé de 145,366 à 116,102. Chacun de ces chiffres comprend le résultat de trois années.