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l’ouvrier et jouit à ce titre de certaines immunités[1]. Le parlour, plus propre, mieux éclairé, mieux décoré, en un mot plus respectable, selon l’expression anglaise, est fréquenté en général par des personnes de la petite bourgeoisie, des marchands, des employés, des acteurs, des gens de lettres plus ou moins obscurs, des journalistes. Les tables qui garnissent le parlour se trouvent jusqu’à un certain point isolées les unes des autres par des compartimens en bois d’une certaine hauteur auxquels s’adossent les bancs. La séparation dans la réunion, toute la vie anglaise est là. Chacun de ces salons a ses habitués, dont le caractère varie selon les quartiers de la ville et selon les traditions bien connues du public-house. Les uns forment un cercle de profonds politiques, lesquels se rassemblent le soir, après l’heure des affaires, pour lire les journaux et causer des événemens, les autres s’occupent de littérature[2] ; mais l’art le plus généralement cultivé dans ces lieux de réunion est la musique. Des sociétés d’harmonie y donnent une fois par mois ou par semaine des concerts d’amateurs. La conversation ou le chant est entrecoupé de rasades. Les Anglais ont plus ou moins conservé l’habitude de leurs ancêtres, qui buvaient les uns à la suite des autres dans le même verre ou dans le même pot. Cet usage s’arrête, comme on le devine, à une certaine zone sociale; mais il est plus étendu qu’on ne le croirait. On présente d’abord la coupe d’étain à la personne qu’on veut honorer, pour que celle-ci y trempe les lèvres. Les vrais Anglais (je parle de ceux qui ne sont point démonétisés par l’éducation moderne ou par des rapports avec le continent) ne boivent guère avant d’avoir prononcé un toast. Ils ne trinquent jamais. Ces toasts expriment en général des souhaits pour le bonheur et la santé des personnes présentes. Le plus souvent aussi le pays n’est point oublié. Je ne citerai que trois de ces toasts patriotiques : « Que nos marins, depuis le capitaine jusqu’au mousse, soient comme leurs vaisseaux, de chêne! — Puisse la peau de nos ennemis se tourner en parchemin, et que nos droits soient écrits dessus! — Que si la liberté venait à faire naufrage sur tout le continent, notre île soit debout pour en recueillir les débris! » Le tap n’a aucune communication avec le parlour. Toute l’économie de la société anglaise repose sur une forte division des classes. Le rang et la condition

  1. dans le tap, l’ouvrier peut apporter son morceau de viande crue et le faire cuire gratis (ainsi le veut la loi) par le publicain, tandis que ces mêmes apprêts de cuisine sont frappés dans le parlour d’un droit de 10 centimes (1 penny). Il y a également des bières d’un prix inférieur, ale et porter, qu’on ne sert que sur les tables du tap.
  2. L’association de la bière, de la littérature et des beaux-arts est aussi ancienne que la vieille Angleterre. Shakspeare fréquentait près de Temple-Bar une taverne tenue par le joyeux Old Sim.