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rêt à le contester. Seulement, de ce que, connaissant une nature et des circonstances données, je prévoie, par exemple, dans l’éducation d’un enfant, comment il agira, ma prévision n’ôtera rien à sa liberté : et cette liberté même est un des élémens de la question que ma prévoyance devra résoudre.

Si donc l’observation des actions humaines suffisamment prolongée laisse apercevoir une concordance numérique dans le retour des faits d’une certaine espèce, comme l’indique la statistique du crime et du suicide, c’est un nouvel exemple d’une loi assez générale dans le monde, et qu’un géomètre illustre, M. Poisson, a nommée la loi des grands nombres. C’est cette propriété qui paraît se retrouver dans toute la nature, et en vertu de laquelle les faits contingens eux-mêmes reviennent avec une certaine régularité. C’est là sans doute une chose curieuse et importante qui mérite toute l’attention du philosophe au point de vue, soit de la nature des choses, soit de l’ordonnateur des choses, soit des lois de notre esprit. On ne peut notamment parler d’induction ni de sciences inductives sans approfondir ce point, et il est singulier, comme je puis l’avoir remarqué ailleurs, que Bacon n’y ait pas songé. Néanmoins la foi dans la Providence et la foi dans la liberté n’ôtent absolument rien à la réalité ni à l’existence de ces lois singulières, et la statistique ne compromet pas plus la philosophie qu’elle n’est compromise par elle. C’est en paraissant tenir avec un peu d’affectation à se passer de tout procédé de connaissance qui ne fût pas le recensement des faits particuliers par voie d’observation externe que M. Buckle a, surtout dans les préliminaires de son ouvrage, effarouché plus d’un lecteur et donné à ses vues les apparences d’une exagération qui n’est ni dans son esprit, ni même dans ses conclusions.

Si en effet il paraît douter de la liberté, c’est qu’elle est attestée par la conscience, et c’est là un témoignage qu’il lui plaît d’infirmer, parce que la philosophie s’y appuie et qu’il se croit intéressé à opposer l’histoire à la philosophie, N’y a-t-il pas là quelque trace des préjugés étranges qui faisaient dire à M. Comte que l’homme ne pouvait s’observer lui-même que sous le rapport des passions qui l’animent, par cette raison anatomique que les organes qui en sont le siège sont distincts de ceux destinés aux fonctions observatrices ? M. Buckle ne va pas jusqu’à tenir un tel langage. Son esprit plus souple et plus étendu le préserve de jugemens qui, tels que celui-ci, témoignent, dès la première inspection, de l’incompétence du juge. Cependant n’y a-t-il pas dans sa discussion des diverses méthodes de la philosophie quelques traces de cette gratuite prévention, et ne se serait-il pas, avec un peu plus de réflexion, sagement abstenu de récuser des méthodes qu’il a certainement lui-