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à cours réglé, — dans les fermenting squares ou gyle-tuns. La fermentation constitue une phase importante dans la fabrication du vin anglais : par elle, le liquide sucré et douceâtre qu’on appelle wort se convertit en cette liqueur énergique et enivrante connue sous le nom de porter. C’est un curieux moment que celui où l’on jette la levure (yeast) dans ces profonds et immenses réceptacles construits en bois (les gyle-tuns) ; bientôt la masse du liquide s’émeut, des bulles d’air s’en échappent, et des îlots d’écume se forment en tournoyant à la surface de cet océan noir. Plus tard, si vous regardez par l’ouverture en forme de lucarne qui sert aux ouvriers à surveiller les développemens du liquide, vous ne découvrez plus qu’une épaisse couche floconneuse ayant la couleur de la neige tombée depuis plusieurs jours sur une terre jaunâtre. La première fois que je visitai une des grandes brasseries de Londres, mon guide souleva l’un des volets à coulisse qui masquent la vue de ces réservoirs et m’invita malicieusement à m’approcher : je humai une vapeur renversante produite par le dégagement du gaz acide carbonique; un peu plus, et l’on respirerait l’ivresse. Le brasseur laisse la bière fermenter durant deux jours et une nuit; puis il arrête le travail de décomposition au moment où, après avoir développé une certaine quantité d’esprit, le liquide tournerait à l’acidité. De ces abîmes (les fermenting squares), la bière est alors conduite dans les rounds, c’est-à-dire dans une double rangée de tonnes, dont les couvercles entr’ouverts communiquent avec une sorte d’auge en bois qui court en s’abaissant dans toute la longueur de la salle. Là le liquide se nettoie, se purifie en rejetant l’écume par la bouche des tonnes. On donne à cette dernière opération le nom de cleansing[1].

Désormais la bière est faite; mais elle gagne à être gardée quelque temps avant d’être livrée à la consommation. On la dépose alors dans le store-house. Ces celliers spacieux, éclairés par des becs de gaz, et dont l’architecture rappelle le style des cathédrales romanes, avec de sombres piliers et de frêles colonnettes à hauteur d’homme, ne constituent pas la partie la moins curieuse de la brasserie. Les pyramides de tonneaux qu’on empile ou qu’on roule sur le pavé humide, les perspectives de lumière qui luttent avec la nuit ou avec la clarté des lampes, les ouvriers aux épaules d’Atlas qui vont et viennent dans les galeries, tout cela présente une scène dans le goût de Rembrandt; mais tout ce que nous avons vu se trouve surpassé, en fait de grandeur, par les monstrueuses cuves appelées vats, et telles que Gargantua devait en contempler dans ses rêves. La bras-

  1. Ceux qui seraient curieux de connaitre en détail les procédés de la brasserie anglaise peuvent consulter Art of brewing and fermenting, par Levesque, publié à Londres en 1847.