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pratique qui lui est propre. « N’est-il pas pitoyable, me disait-il un jour, qu’un méchant drap comme celui que je porte soit plus solide qu’une peau d’homme fabriquée par des époux robustes ? Soyez tranquille, je saurai me rendre imperméable, insensible, inusable et résistant comme un cuir de bœuf. » À en juger par son visage et par ses mains, il a réussi. — Je lui disais aujourd’hui : « Je crois, mon ami, que c’est vous qui userez le temps. La vie vous mord, mais comme le serpent qui mord la lime. — Cela n’empêche pas, m’a-t-il répondu avec inquiétude, que le mécanisme est fatigué. » Ce que Vandell appelle le mécanisme, c’est son cerveau et les ressorts de sa vie morale. Il fait ainsi des abus de mots par je ne sais quel respect pudique pour les idées, car il est au fond très spiritualiste, comme tous les solitaires.

T’ai-je dit comment j’ai connu Vandell ? C’était à mon second voyage, et dans une excursion que je faisais vers le sud. Nous traversions en caravane un pays montueux et boisé, avec un convoi composé de mulets au lieu de chameaux. Toute cette nombreuse cavalcade aux sabots durs avait, pendant un long jour de printemps, foulé les petits sentiers caillouteux de la montagne ; il pouvait être cinq heures, et nous approchions du bivouac. La caravane entière débouchait alors sur des plateaux couverts de taillis bas et de buissons, sans routes, mais sillonnés de percées étroites, où nous nous aventurions isolément, chacun comptant sur son cheval pour suivre d’instinct la piste odorante des cavaliers qui tenaient la tète. Je marchais à l’arrière -garde, et mon cheval était de ceux qu’en pareil cas on n’a pas besoin de diriger. Il se mit à hennir, puis à s’agiter, et je vis au-dessus -des broussailles paraître un cavalier que je ne reconnus point pour un des nôtres. Le nouveau-venu, grand jeune homme en tenue de voyageur, montait une bête fort maigre, mal harnachée à l’arabe, et d’un blanc sale. Maigre lui-même, efflanqué, brûlé comme un Saharien, le seul détail significatif qui rachetât la pauvreté manifeste de son équipage et rappelât l’homme à peu près civilisé, c’est qu’au lieu d’armes il portait en bandoulière quelque chose comme un long baromètre contenu dans un fourreau de cuir et un volumineux cylindre en fer-blanc.

— Pardon, monsieur ! me dit- il en gardant sa distance. Votre cheval prend-il feu pour les jumens ?

— Beaucoup, monsieur, lui répondis-je, et constamment.

— En ce cas, je vous précède.

Et, sans plus attendre, il donna un coup de houssine à sa monture, et la mit au trot. Il se tenait à l’anglaise, ne quittant pas la selle et se soulevant seulement, par un mouvement cadencé des genoux, sur ses larges étriers arabes. Je le vis disparaître, emboîté