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pide et d’un bleu ferme. Je pouvais apercevoir et mesurer d’un coup d’oeil le périmètre de cette plaine magnifique, qui fut avec la Sicile le grenier d’abondance des Romains, et qui deviendra le nôtre quand elle aura ses légions de laboureurs. J’aime les plaines, et celleci est une des plus grandioses, sinon des plus vastes, que j’aie vues de ma vie. On a beau la parcourir à la française sur une longue chaussée civilisée par des ornières, y trouver des relais, des villages, et de loin en loin des fermes habitées : c’est encore une vaste étendue solitaire où le travail de l’homme est imperceptible, où les plus grands arbres disparaissent sous le niveau des lignes, très mystérieuse comme tous les horizons plats, et dont on ne découvre distinctement que les extrêmes limites : à droite, la ligne abaissée du Sahel ; au fond, les montagnes de Milianah, perdues dans des bleus légers ; à gauche, le haut escarpement de l’Atlas, tendu d’un vert sombre avec des neiges partout sur les sommets. Il n’y avait pas un nuage autour de cette arête étincelante ; à peine y voyait-on, mais à mi-côte, un reste de brouillards qui s’évaporaient des ravins, et se roulaient en flocons blancs comme la fumée d’un coup de canon. La partie basse de la plaine est cachée sous l’eau ; beaucoup de fermes ont l’air d’être bâties sur un étang, et le marais d’Oued-el-Laleg, à peine humide pendant l’été, inonde en ce moment deux lieues de pays.

J’ai revu Bouffarick en pleine prospérité. Plus de malades, plus de fiévreux. Les Européens s’y portent aujourd’hui mieux qu’ailleurs, et c’est là de préférence que les convalescens des environs vont purger leurs fièvres d’Afrique. Pendant que tant d’hommes y mouraient empoisonnés par la double exhalaison des eaux stagnantes et des terres remuées, les arbres qui vivent de ce qui nous tue y poussaient violemment comme dans du fumier. Lnagine à présent un verger normand, planté de peupliers, de trembles et de saules, soigné, fertile, abondant en fruits, rempli d’odeurs d’étable et d’activité champêtre, la vraie campagne et de vrais campagnards. Le passé de ce petit pays en exploitation définitive de sa richesse, nous n’y pensons plus. Nous oublions qu’il a fallu, pour se l’approprier, dix années de guerre avec les Arabes et vingt années de lutte avec un climat beaucoup plus meurtrier que la guerre. Le voyageur s’en souvient seulement en passant près des cimetières, ou quand il s’arrête à Beni-Mered, au pied de la colonne du sergent Blandan. La véritable histoire de la colonie est, ici comme partout, déposée dans les sépultures. Que d’héroïsmes, mon ami, connus ou inconnus, presque tous oubliés déjà, et dont pas un cependant n’a été inutile !

À onze heures, j’étais à Blidah. J’ai trouvé là Vandell, qui, depuis l’envoi de sa lettre, m’attendait à chaque arrivée des voitures. Je