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l’abondante fertilité des prairies, ni de lande abandonnée où ne poussent à foison des herbages utiles, et cette immense étendue couleur d’espérance se prolonge ainsi par-dessus les villages, les fermes et les grands chemins, depuis le mur d’Alger jusqu’aux montagnes kabyles, où s’est amassée la réserve des neiges pour l’époque des premières chaleurs. Les moissons disparaissent au milieu de cette steppe uniforme, où le blé n’apparaîtra plus qu’en jaunissant. Il y a des moutons mis en pacage dans l’hippodrome, où la cavalerie ne manœuvre plus. Les amandiers sont en fleurs ; le long des fossés humides, des chameaux gardés dévorent les boutons naissans des jeunes frênes.

Ce pays déjà printanier n’attendait plus qu’une journée pareille pour se trouver en harmonie parfaite avec le climat ; mais ici le printemps n’est jamais bien loin. La saison change avec le vent : sitôt qu’il monte au nord, l’hiver, qui n’a que la mer à traverser, peut accourir en quelques heures ; pour peu qu’il descende, la saison nouvelle arrive en quelques minutes, avec la chaude exhalaison du Sahara. Le vent est si faible aujourd’hui que les fumées les plus légères en sont à peine inclinées : mais au premier souffle qu’on respire, on devine et d’où il vient et ce qu’il promet. Il apporte la première nouvelle du printemps, et j’affirme qu’il n’y a pas un brin d’herbe de ce pays qui n’en soit averti depuis le lever du jour.

J’ai profité de ce court moment de miséricorde, peut-être sans lendemain, pour faire une promenade de convalescent. N’ayant pas de but, je l’ai faite au hasard, par le premier chemin venu, à pied, lentement et doucement, à l’exemple des valétudinaires, dont le retour à la santé se manifeste d’abord par la surprise de tout ce qu’ils voient et par la joie silencieuse de vivre. J’ai vu des choses très simples qui m’ont ravi ; mais le véritable événement de ma journée, c’est le beau temps. Connais-tu, mon ami, les effets incalculables produits par un baromètre qui monte ou qui descend, et t’es-tu jamais aperçu à quel point ce petit instrument nous gouverne ? Peut-être vivons-nous, tous tant que nous sommes, sous la dépendance de certains agens occultes dont nous subissons l’action sans l’avouer ni la définir ; peut-être y a-t-il au fond de la destinée de chacun de nous de petits secrets misérables dont nous ne parlons pas, de peur de confesser notre servitude et d’humilier devant la matière une âme humaine qui se prétend libre. Quant à moi, après ce long emprisonnement, après un mois de tête-à-tête avec mon ombre, le moindre ébranlement d’esprit devient une aventure, une sensation reçue vaut une anecdote, et ne t’étonne pas si j’arrive à ce résultat de considérer comme un plaisir inusité le plaisir même de me sentir ému !